
Mon ami Kim Jong-un, portrait en BD du dictateur nord-coréen
Keum Suk Gendry-Kim, la plus célèbre des autrices de BD sud-coréennes, poursuit sa grande fresque nationale en s’attaquant, non sans risque, au portrait du dictateur nord-coréen Kim Jong-un.
C’est une discussion détendue, parfois riante, qui s’est tenue à distance, alors qu’elle travaillait déjà à son prochain livre et qu’il venait de neiger sur son île de Ganghwa, à quelques kilomètres à la fois de la péninsule coréenne et de la frontière avec la Corée du Nord. Sauf que cette banale conversation, comme celle qu’elle tient avec son mari au début de son dernier roman graphique, aurait pu se faire sous le bruit des tirs de canons, habituels dans la région. Un rappel de la tension, proche de la guerre, qui existe encore dans ce qu’elle nomme, «un pays séparé», cette Corée coupée en deux il y a désormais 80 ans. Une partition déchirante voulue par les Soviétiques et les Américains au lendemain de la colonisation japonaise, qui hante encore le quotidien des Coréens du Sud et qui habite Mon ami Kim Jong-un, un portrait singulier du dictateur nord-coréen par Keum Suk Gendry-Kim, la plus célèbre dessinatrice sud-coréenne –qui ne pensait pas faire un tel scandale dans son pays.
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Menacée dans son pays
«Le livre a été publié en juillet dernier en Corée, et il m’a immédiatement valu beaucoup d’insultes et de menaces, tant de la part des extrémistes de droite que des gens de gauche», raconte l’autrice des Mauvaises Herbes, de Jiseul ou du Chant de mon père, son premier livre paru en français en 2012. «Des réactions très violentes, qui m’ont empêchée de rentrer chez moi pendant plusieurs semaines, et qui continuent sur les réseaux sociaux. Kim Jong-un, chez nous, est un sujet tabou, très tabou, tellement il fait peur. Ne fût-ce que prononcer son nom ou son prénom, c’est très mal vu. C’est pour ça qu’on m’a beaucoup reproché de le qualifier d’ »ami » et non d’ »ennemi » sur la couverture. Mais c’est juste du second degré, un peu d’humour, qui me vient sans doute du fait que j’ai longtemps vécu en France, et que je voulais absolument aborder ce sujet très lourd, très sérieux, avec un peu de légèreté et d’humour pour atténuer cette peur qu’il provoque sciemment –et qui fait partie de sa stratégie pour rester au pouvoir. En Corée du Sud, Kim Jong-un, c’est tout simplement un dictateur, un monstre, entouré de légendes et de rumeurs comme toute la famille Kim. Un croquemitaine. Mais moi je voulais m’approcher de la personne qu’il a été enfant, celle qui a fait des études, celle qui est aussi un être humain… Et en mettant en parallèle son histoire et la mienne, en comparant nos temporalités, je crois que ça raconte quelque chose sur ce pays séparé, sans doute encore pour très longtemps.»
«Le livre m’a immédiatement valu beaucoup d’insultes et de menaces, tant de la part des extrémistes de droite que des gens de gauche.»
Un peuple, deux Corées
Keum Suk Kim, qui a ajouté à son patronyme le nom de son mari (et traducteur), Loïc Gendry, rencontré durant ses études aux Arts décoratifs de Strasbourg, cache derrière sa poésie, son humilité et son apparence frêle un sacré caractère, non dénué de courage. Dans un pays où la propagande, et en particulier la propagande anticommuniste et anti-Corée du Nord, est souvent la norme, Keum Suk Gendry-Kim produit depuis 20 ans des récits d’inspiration autobiographiques mais toujours très engagés, entre autres sur la place des femmes dans la Corée du XXe siècle, encore très phallocrate.
«Je voulais aborder ce sujet très lourd, très sérieux, avec un peu de légèreté et d’humour.»
Un regard féministe et toujours extrêmement documenté, qu’elle nourrit à chaque fois d’entretiens et de rencontres, qu’elle met à nouveau en pratique pour cette représentation décalée. «Quand j’ai décidé de faire le portrait de ce personnage, que je ne pouvais évidemment pas rencontrer, j’ai été assaillie de doutes, je n’ai jamais eu autant de questionnements en rédigeant un livre! C’est pour ça que j’ai rencontré beaucoup de gens, beaucoup plus que ceux que j’ai choisis de décrire et d’illustrer, y compris pour parler du statut des femmes en Corée du Nord ou du Sud, du sort de celles qui choisissent de fuir, ou du regard qu’elles portent sur elles-mêmes, et pour qui, souvent, leur corps est une ressource…»
Se croisent ainsi dans Mon ami Kim Jong-un «des têtes médiatiques et des invisibles» qui dessinent peu à peu le portrait d’un diable dédiabolisé mais aussi celui de deux nations qui ont presque oublié qu’elles forment un pays. «C’est en venant en Europe, avec le regard que les étrangers portaient sur moi, que j’ai vraiment pris conscience que j’étais liée en tant que Coréenne à la Corée du Nord, que je le veuille ou non. Qu’il y avait là un seul peuple mais deux Corées. Pour moi, jusque-là, la Corée du Nord, c’était l’ennemi absolu, celui qui me permettait de gagner, gamine, les concours de discours anticommunistes et la guerre des tracts à laquelle on devait se livrer à la frontière.»
«En Corée du Sud, même la gauche estime désormais qu’il vaut mieux accepter l’idée de deux Etats séparés.»
Une situation qui n’est hélas pas près de changer, malgré les promesses de dégel vite enterrées après la rencontre en 2018 entre Donald Trump et Kim Jong-un, épisode raconté dans ce formidable roman graphique. Depuis, la Corée du Sud vit elle-même un chaos politique qui noie tout espoir de réconciliation. «Pour la première fois, le dirigeant suprême nord-coréen a parlé explicitement de « deux Etats différents », et en Corée du Sud, même la gauche estime désormais qu’il vaut mieux accepter l’idée de deux Etats séparés qui communiquent, plutôt que de viser une réunification. Et puis, il y a la guerre qui menace, avec toutes les grandes puissances étrangères qui pourraient à nouveau recommencer à s’affronter chez nous, et la montée d’une extrême droite évangéliste comme on le voit partout dans le monde. Mais pour l’instant, on reste. Ma mère est âgée, je ne peux pas la laisser seule. Et j’aime mon pays. Je ne suis pas encore prête à partir.»
Mon ami Kim Jong-un
Roman graphique de Keum Suk Gendry-Kim. Editions Futuropolis, 288 pages.
La cote de Focus: 4/5
Si le visage un peu bouffi et impassible de Kim Jong-Un occupe la couverture, c’est bien l’autrice qui se met elle-même en scène dès les premières pages, dans une symbolique très poétique, qui se répétera tout au long des 300 pages de ce récit pourtant très politique: une jeune fille court, puis chute, avant de se couper en deux et de former ces deux Corées qui, longtemps, n’en faisaient qu’une. Keum Suk Gendry-Kim y met en parallèle ses propres expériences ainsi que le portrait de l’autre famille Kim, divinisée au Nord, diabolisée au Sud, et de son dernier rejeton, qu’elle tente de cerner au plus près en interrogeant aussi bien ses camarades d’école que l’ex-président sud-coréen Moon Jae-in. Le tout sur un ton oscillant entre moquerie, information et poésie qui n’appartient qu’à elle, nourri de références graphiques tant asiatiques qu’européennes.
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