Il aura donc fallu deux Français, certes surdoués et au sommet de leurs arts respectifs, pour remettre en lumière cette tragédie bien belge que l’on n’apprend pas à l’école. Qui savait, en effet, dans le grand public et avant la minisérie Charlotte impératrice entamée il y a huit ans, que notre famille royale avait compté en son sein une impératrice du Mexique et que celle-ci, déchue, folle et prostrée, vécut littéralement enfermée dans un château pendant 60 ans et ce, dès l’âge de 27 ans?
Une histoire incroyable mais vraie, dont le duo formé par le scénariste Fabien Nury et le dessinateur Matthieu Bonhomme a tout de suite saisi le romanesque, et surtout ce qu’elle disait sur le patriarcat, la chute des empires, l’invisibilisation des femmes ou la folie des puissants. Une folle épopée et une «biographie fictionnelle» qui se clôt aujourd’hui avec un quatrième album plus gothique et tragique que les précédents, mais tout aussi remarquable dans sa densité, son souci du détail ou sa documentation qui, jamais, ne vient alourdir le propos, terriblement humain.
Matthieu Bonhomme était de passage voici quelques jours à Bruxelles après avoir passé lui-même des mois cloîtré face à sa planche à dessins –avant d’y retourner pour entamer une troisième aventure en solo de Lucky Luke.
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Deux Français qui auront passé huit ans et quatre albums à raconter l’histoire d’une princesse belge très peu connue du grand public… Etonnant, non?
Pendant des années, nous avons cherché, Fabien et moi, un projet sur lequel collaborer. Il se documentait sur le Second Empire quand il a découvert le parcours et le personnage, incroyables, de Charlotte. Comme dit Fabien, «c’est la belle-sœur de Sissi embarquée chez Sam Peckinpah!» et elle cochait beaucoup de cases de nos envies, qu’elles soient graphiques, émotionnelles ou thématiques. On pouvait jouer totalement avec nos références cinématographiques, passer de l’Europe et ses cours royales au soleil et à la dureté du Mexique avec son potentiel romanesque et ses grands paysages de western hollywoodien. J’avais depuis longtemps ce désir de raconter une histoire du point de vue féminin, et de me risquer à l’exercice de l’histoire vraie. C’était un portrait magnifique de femme et un défi graphique et narratif très ambitieux.
Chaque album possède une couleur particulière. Cette fois, on est dans une ambiance très gothique, loin de la chaleur mexicaine!
On est passé du Guépard de Visconti au Vera Cruz de Peckinpah en passant par Orson Welles et à une esthétique gothique, surtout vers la fin. Je dois avouer que quand j’ai commencé cette aventure, j’avais la boule au ventre; quand on s’empare d’un sujet, il faut aller jusqu’au bout de ce qu’il exige. Ici, c’était le côté princesse, par exemple: dès que Charlotte est là, qu’elle se déplace, il y a du monde, de l’apparat, de nouvelles robes; à son mariage, il y avait des centaines de personnes. Il faut gérer la documentation, la voir, la connaître, et faire en sorte… qu’elle ne se voit pas trop. Ne pas être démonstratif et faire des choix narratifs forts qui apportent de la flamboyance et du souffle sans mettre 500 personnages par case! Ainsi, quand elle arrive au palais des Tuileries pour voir Napoléon III, on aurait pu, comme beaucoup, faire le choix d’une première grande case panoramique extrêmement chiante à dessiner et peut-être à regarder, qui survole les lieux. Mais alors, le personnage n’existe pas. On a tout évacué, et la première case de ce moment c’est elle, de face, face à la haie de sabres qui l’accueille. On ne montre pas le château, mais bien elle, impressionnée par le protocole. C’est mieux que la vision d’un drone à 300 mètres de haut! Ma «caméra» se veut d’ailleurs toujours très proche de Charlotte, jusqu’à l’épilogue de cet album et du récit: je m’en écarte au fur et à mesure que son invisibilisation se fait. Alors, à l’épilogue, c’est le gothique, la folie, le château hanté, le fantôme. On ne parle que d’elle, mais elle n’est plus là. La dernière fois qu’on la voit vivante et de près, elle vient d’accoucher, elle est comme le boxeur, dans les cordes, hors-jeu, K.-O. La dernière case de l’album, c’est le même plan, mais elle est morte. Entre les deux, c’est un fantôme.
«Quand on s’empare d’un sujet, il faut aller jusqu’au bout de ce qu’il exige.»
C’est un récit qui écorne beaucoup celui, officiel, de la famille royale belge: l’enfermement de Charlotte, sa folie, son mariage forcé à 16 ans, sa relation adultère, cet accouchement d’un enfant qui lui sera enlevé et caché, les rôles joués par son père Léopold Ier et son frère Léopold II… Avez-vous reçu des réactions?
Parfois, mais rien d’officiel. Mais ces scènes qui paraissent ahurissantes sont toutes vraies. La vie de Charlotte est très documentée, même si elle n’est pas enseignée et qu’on a presque la primeur de ce récit pour le grand public. Mais il reste toujours des recoins de l’histoire sur lesquels même les experts ne sont pas d’accord entre eux, ce qui nous laisse des espaces de création. Sa relation adultère avec son aide de camp Alfred van der Smissen, par exemple; certains estiment qu’elle aurait été violée par lui, ce qui expliquerait pourquoi l’enfant né de ce viol aurait été caché. Mais ce n’est qu’une théorie, et ce n’est pas ce que nous voulions raconter. On a adapté cette zone d’ombre à l’histoire que nous voulions raconter. Même chose pour les centaines de lettres qu’elle a écrites après son enfermement mais qui n’ont jamais été envoyées: elles sont toutes authentiques, ce sont de pures citations, nous en avons juste changé le destinataire parce que le nôtre est un personnage composite, qui a existé mais à qui on a donné le rôle de plusieurs personnes qui tournaient autour de Charlotte. La création, dans une BD biographique à ce point documentée, consiste surtout à faire le tri. C’est dans ce qu’on garde ou ce qu’on enlève que se dessine un point de vue orienté vers ce qu’on a voulu faire: dénoncer le patriarcat qu’elle a subi, parler des manigances politiques de l’époque, de l’expansion et de la chute des empires…
Charlotte est effectivement une femme qui se perdra et se noiera dans un monde d’hommes… Votre récit est rempli d’images très fortes de ce point de vue.
Charlotte a été mariée de force à 16 ans, heureusement pour elle à un homme dont elle est tombée amoureuse. Au Mexique, elle se retrouve dans une hacienda remplie de gros moustachus qui la regardent en se moquant d’elle pendant que son mari festoie au bordel. Dans les auditions qui auront lieu pour faire taire les témoins de ce récit, toutes des femmes, ces dernières font face à des rangées d’hommes qui les dominent et font pression pour imposer le grand récit officiel géré de très haut et en coulisses par la famille royale. Il y a un coté Borgia dans cette famille et ce récit; la supposée folie de Charlotte fut aussi un moyen de taire la véritable histoire et de l’enfermer dans un silence de 60 ans. Ce récit, qui ne se trouve pas dans les programmes scolaires ni en Belgique ni en France, c’est celui de l’invisibilisation d’une femme, et d’un échec. Le récit d’une guerre ratée et d’un colonialisme qui a échoué. C’est pour ça qu’il a été volontairement oublié.
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Ce récit historique trouve aussi beaucoup d’échos dans notre époque contemporaine. Comme l’a précisé Fabien Nury, il y a chez Maximilien, l’époux de Charlotte, «le coté pathétique et ridicule du dictateur idiot» qui en rappelle un autre…
C’est l’histoire qui s’impose à nous! On ne pensait pas à Donald Trump en donnant corps à Maximilien, mais c’est vrai qu’en travaillant sur cette époque, la fin du XIXe siècle et des derniers empires, on a constaté énormément de parenté avec l’époque actuelle; une vitesse de l’histoire en pleine accélération, une ambiance de chutes et de nouveaux empires, des milliardaires influents, des «idiocraties» basées sur l’ultracapitalisme, un sexisme galopant… Avec cet autre parallèle qui nous a beaucoup frappé: la fabrique du mensonge, l’utilisation des fake news qui ne datent donc pas d’aujourd’hui: qu’est-ce qui sera écrit, que doivent en retenir les gens, comment est-il possible de taire certaines choses que le récit officiel ne veut pas entendre…? Fabien et moi sommes naturellement perméables à notre époque, et notre inconscient travaille malgré nous. Tout ce qui traverse l’histoire de Charlotte, ce sont des choses qui nous traversent nous et notre époque. Et celle-ci trouve un écho dans cette histoire, qui soudain redevient moderne.