Le sang de Gaza au bout du crayon du dessinateur Joe Sacco
Le plus grand des reporters en images ne pouvait pas rester sans voix face à la guerre à Gaza, qu’il connaît si bien. Un cri de 32 pages, réalisé alors que Joe Sacco bouclait un grand et formidable récit sur l’Inde.
Joe Sacco n’avait pas prévu de revenir là-dessus. Lui qui parlait de la Palestine quand personne n’en parlait (dès 1996 avec Palestine, ou encore Gaza 1956 en 2010), lui qui a sillonné Israël, Gaza et la Cisjordanie, lui qui y a gardé des amis, pensait pouvoir se consacrer à autre chose. En l’occurrence, finir Souffler sur le feu (dont la parution est prévue début novembre), le grand roman graphique que l’auteur et journaliste américano-maltais a entamé il y a dix ans déjà autour de deux journées d’émeutes et d’affrontements entre hindous et musulmans dans la province de l’Uttar Pradesh, au nord de l’Inde, qui ont provoqué une cinquantaine de morts et des dizaines de milliers de déplacés. Une énorme enquête sur place, et une étude au scalpel, aux échos universels, des mécanismes de l’émeute et de la manipulation des foules, qui l’avait déjà pas mal éprouvé.
« J‘ai même arrêté de le dessiner pendant quelques années parce que je n’en pouvais plus de dessiner la violence. J’avais besoin de m’en éloigner avant de le finir parce qu’il s’agit d’une histoire importante à raconter, nous a expliqué l’auteur, de passage à Bruxelles. Et puis est arrivé le 7 octobre. En tant qu’être humain, ça m’a pétrifié, autant l’attaque du Hamas que la réponse d’Israël. J’ai été vraiment choqué par un tel niveau de violence. C’est hélas la suite logique de l’oppression, de la confrontation et de la violence que je décrivais déjà il y a 30 ans, mais je n’aurais jamais pensé que ça irait aussi loin. Puis mes amis de Gaza m’ont demandé d’utiliser ma voix. Alors je me suis lancé, de manière très organique, sans story-board comme j’en ai l’habitude. J’ai travaillé par images, par idées, avant de rendre ça le plus fluide possible. Mais j’ai voulu le faire de manière plus métaphorique, plus abstraite que les fois précédentes: il ne reste rien au dessinateur à montrer sur l’horreur de ce conflit. Mais c’est en le dessinant que je me suis rendu compte que je parlais autant voire plus des États-Unis que d’Israël ou de Gaza. Mon pays joue un rôle majeur dans ce conflit, ça me culpabilise et ça me fout en colère. »
Comme un sentiment de culpabilité
Ainsi est né Guerre à Gaza, brûlot de 32 pages qui se veut un « vrai poing dans la gueule ». Joe Sacco revient sur ses premiers reportages dessinés qui prédisaient déjà le pire. Il y dénonce, à coups d’images et de métaphores d’une rare intensité, le rôle que joue son président Joe Biden dans l’escalade du conflit, et avec lui le reste de l’Occident, qui regarde y mourir les Palestiniens en même temps que nos derniers idéaux.
En creux, il y interroge aussi sa propre culpabilité d’Américain et d’Occidental: « Ce sont nos taxes qui financent les missiles qui tombent sur Gaza. Je vis aux États-Unis, je sens que nous sommes complices. Je n’ai pas de réponse à ce conflit, je sais juste que l’on ferme systématiquement la porte depuis des décennies à toutes les solutions positives. Je n’ai plus beaucoup d’espoir, j’ai de la colère. Il faut regarder la réalité, comprendre comment le monde opère, comment la politique fonctionne… Puis s’impliquer. Impliquons-nous. En tant que collectif, en tant qu’individu. C’est pour ça que je fais ces livres. Parce que je sens que je dois les faire. »
Une question de narratif
Plus troublant encore, alors que le geste et la méthode diffèrent en tout, Guerre à Gaza et Souffler sur le feu se répondent de manière assez vertigineuse, car les deux charrient les mêmes questions: comment en est-on arrivé là? et à qui profitent le crime et la détestation de l’autre? « C’est toujours une question de narratif, en Inde comme à Gaza, explique Joe Sacco. La politique, ça consiste surtout à se trouver un ennemi, et à exploiter les peurs des gens dont on voudrait qu’ils votent pour nous. Cette émeute en Inde m’a permis de voir comment on use de la violence pour influencer des élections, pour garder le pouvoir, pour diviser les gens, et ce même dans des États démocratiques ou qui du moins se définissent comme tels. Et pendant que je travaillais sur cette bande dessinée, je voyais Trump à Jacksonville, dans mon propre pays, qui agitait les foules, qui les instrumentalisait. Même chose en Grande-Bretagne avec les émeutes racistes parties d’un fake. Toujours le narratif, les mythes qu’on fait avaler aux gens, la même petite musique dont je reconnais les notes en Inde, à Gaza ou chez moi… On va tous vers un niveau de violence jamais vu. Je n’ose même pas imaginer ce qui ce serait passé si la tentative d’assassinat sur Trump n’avait pas échoué. »
Une gravité dans le ton et dans le contenu de ces derniers opus dont Joe Sacco lui-même semble paradoxalement souffrir et même se lasser. Peut-être parce qu’on ne souligne jamais assez l’énorme qualité graphique de son travail, ici à son sommet en terme de force, d’expression et de maîtrise du trait. Et toujours en noir et blanc, pour celui qui se définit comme « un dessinateur qui pratique le journalisme », là où tous le considèrent « comme un journaliste qui dessine ». « Je crois aussi que j’ai dessiné assez de violence. Mes sujets me poussent souvent vers elle, vers les conflits. Non pas parce que j’aime ça, mais parce que je sais comment le traiter en dessin. Je sais que je sais le faire, je me dois donc de l’utiliser, j’en sens presque l’obligation. Mais ce travail de journaliste, de reporter de guerre, ce n’est qu’une partie de moi: à l’origine je suis venu à la bande dessine parce que je voulais faire rire les gens! J’ai un désir brûlant d’y revenir. J’y travaille d’ailleurs depuis quelques années: un gros projet autour des Rolling Stones. Moins éprouvant. »
Guerre à Gaza ****, de Joe Sacco, éditions Futuropolis, 32 pages.
Souffler sur le feu ****(*), de Joe Sacco, éditions Futuropolis, 144 pages. Sortie: 06/11.
De part et d’autres, d’autres regards graphiques
La tragédie qui se joue au Moyen-Orient depuis le 7 octobre, et l’attaque du Hamas qui a déclenché la réponse que l’on sait d’Israël, alimente depuis des récits et témoignages en tout genre, y compris graphiques. On en pointera deux, opposés dans le regard mais qui se rejoignent dans l’ignominie qui se joue.
Au cœur du 7 octobre – Témoignages ne fait ainsi pas mystère de son contenu. Réalisé par un collectif d’auteurs juifs ou israéliens sous la conduite d’Ouri Fink, président de l’association des illustrateurs du pays, l’album propose une dizaine de récits reprenant et illustrant des témoignages de survivants du massacre, membres des kibboutz ou jeunes festivaliers, souvent unis dans l’incompréhension de la chose, et tous meurtris à vie par ce qu’ils ont vu et vécu -on retiendra les exécutions sommaires, une mère tentant de protéger son bébé, cette vieille dame tentant de dialoguer avec les « chahids« , ou un abominable jeu de jets de grenades qui coûtera bras et vies. Un album plus émotionnel que graphique dont la lecture, heureusement jamais voyeuriste, sensationnaliste (les faits se suffisent à eux-mêmes) ou « juste » haineuse, reste difficile et sans doute nécessaire.
De même, on ne peut que conseiller la lecture de Je ne partirai pas, du Palestinien Mohammad Saba’aneh, que l’éditeur Alifbata, spécialisé dans la traduction et la diffusion en français de productions graphiques nées au Proche ou Moyen-Orient, réédite deux ans après sa parution très remarquée en arabe, et par Joe Sacco lui-même (« un triomphe artistique qui restera comme un vivant hommage à l’esprit du peuple palestinien »). Un récit réalisé entièrement à la linogravure, en référence à la manière dont les prisonniers palestiniens gravent leur nom sur les murs de leur cellule -Mohammad Saba’aneh s’était avéré incapable de le faire quand il a été lui-même jeté en cellule. Je ne partirai pas narre le pacte liant un oiseau et un prisonnier, le premier racontant des histoires que le second s’empresse de dessiner sur des feuilles dérobées. Des récits du quotidien palestinien: un père emprisonné et sa fille qui ne se connaissent qu’en photos, une mère qui attend son fils parti à l’école et qui ne reviendra pas, un jeune couple coincé aux checkpoints et qui n’atteindra jamais la maternité censée accueillir le plus beau jour de leur vie…
Au cœur du 7 octobre – Témoignages ***(*), collectif, éditions Delcourt, 112 pages.
Je ne partirai pas ****, de Mohammad Saba’aneh, éditions Alifbata, 128 pages.
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