Le livre-objet: quand la BD flirte avec les arts plastiques

Un exemple de livre-objet: les pop-ups géants de Colette Fu.
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Responsable de l’exposition consacrée au livre-objet au Centre belge de la bande dessinée, Greg Shaw sortira son propre «livre-concept» à la rentrée. Une pratique rare, qui transforme la BD en art plastique.

La première BD-objet que Greg Shaw se souvient avoir eu en main, «ça doit être L’Origine, de Marc-Antoine Mathieu, dans les années 1980. C’est très minimaliste dans l’univers du livre-objet: il ne s’agit que d’une case découpée dans un album « normal », mais cette découpe changeait tout. Ça m’a beaucoup marqué. Sinon, le plus ancien tenant du livre-objet, en bande dessinée, que j’ai pu dénicher dans les réserves du Centre, c’est un leporello réalisé en 1965 et en très petit nombre par Warja Lavater, une autrice suisse très inventive qui avait fabriqué elle-même des petits livres carrés qui se déploient en accordéon, autour des contes de Grimm. On expose son Petit Chaperon rouge, lui-même très conceptuel, basé sur des images légendées et des codes de couleur… Même si comme tout le monde, j’ai découvert la bande dessinée avec Tintin, Lucky Luke ou Astérix, j’ai toujours été fasciné, je ne sais pas très bien pourquoi, par la matérialité et la «formalité» de la bande dessinée et de ses albums, et par toutes les possibilités conceptuelles qu’elle renferme.»

Vue de l’expo consacrée au livre-objet au Centre Belge de la Bande Dessinée

La preuve par l’exposition consacrée au livre-objet, visible tout l’été, dont il est le commissaire, et qui donne à voir (mais rarement à toucher) plus de 50 livres de bande dessinée tenant de l’objet: leporellos, pop-up, pliures diverses, albums découpés, déchirés,  inclinés, en relief, en 3D, voire en pièce unique, tel ce Bandit manchot d’Hélène Meyssirel, qui donne à lire un strip différent à chaque tirage. La preuve, aussi, par le propre travail de Greg Shaw, auteur belge rare mais lui-même très conceptuel: alors que son premier album de bande dessinée tenait de la pure abstraction (Parcours pictural, Atrabile, 2005), son prochain, et premier depuis plus de dix ans, tiendra cette fois de la découpe: Culpabilis a été entièrement dessiné… au cutter.

S’affranchir du dessin

«Je cherche depuis longtemps à m’affranchir de mon propre dessin qui ne m’a jamais satisfait, commente ce Bruxellois né à Gand, très actif au sein du Centre belge de la bande dessinée, dont il gère entre autres la bédéthèque et la publication trimestrielle, Le Dessableur. Je cherchais un dessin ou une manière de dessiner dans laquelle je pouvais me sentir vraiment à l’aise, et j’ai mis quelques années à trouver et affiner ce système-là, entre autres après des recherches sur Frans Masereel et ses gravures sur bois, considérées comme les premiers romans graphiques. J’aime ce dessin « pointu », plus expressionniste, qu’on obtient avec une lame plutôt qu’avec de l’encre de Chine. J’ai adapté ce principe à la bande dessinée sur papier: les masses et les traits de mes planches sont des trous dans la feuille. Plutôt que de tracer à l’encre, même si j’effectue un crayonné, je fais une découpe. Une découpe, mais aucun collage: je glisse juste une feuille noire derrière ma planche avant de la scanner, pour faire apparaître le dessin et la composition avec les découpes au cutter.»

Une planche de Culpabilis, de Greg Shaw, dessinée au cutter.

Un travail (de gueux, qui lui aura demandé des années) qui n’est pas sans rappeler effectivement la gravure sur bois mais aussi les dessins au poinçon ou à la découpe du Belge Florian Huet, tel L’Œil absent n’est pas un regard vide, composé de 18 feuilles découpées dont il ne reste que des gaufriers. Mais n’allez surtout pas dire à Greg Shaw que sa BD au cutter tient du livre-objet: «Pas du tout! Le résultat tient éventuellement du livre-concept ou d’un roman graphique au style particulier. Le livre-objet, c’est un livre qui se manipule, dans lequel il y a autre chose que des pages reliées ensemble et qui forment un récit. Des livres dont la forme doit être différente d’un carré ou d’un rectangle. C’est du moins ma définition. Comme une sous-catégorie du livre-concept, plus global, dans lequel je m’exprime.»

Ces livres, concepts ou objets, restent difficiles à vendre et à distribuer, vu leur singularité et leur aspect pas du tout capitalistique. «C’est sûr que je ne devais pas compter mes heures, ce n’est évidemment pas rentable! Je n’ai d’ailleurs pas réussi à trouver un éditeur pour Culpabilis, j’ai dû monter ma propre structure. Je crois que les petits éditeurs aujourd’hui n’ont plus les moyens, et que les plus gros ne prennent plus le risque de publier quelque chose qui ne ressemble à rien d’autre. Je n’avais même pas de compte Instagram quand je suis aller les voir, c’est sans doute rédhibitoire!»

Greg Shaw publiera Culpabilis, «un livre [qu’il] aurait voulu lire», à la fin de l’été: l’histoire très conceptuelle d’un scénario de film qui se réécrit tout au long de la lecture de cette bande dessinée pas dessinée à la hache, mais presque.

 Culpabilis, de Greg Shaw, Leaf Stripping Books,126 p. Disponible fin août à l’adresse https://leaf-stripping.sumupstore.com

Le Livre-objet en BD, jusqu’au 7 septembre 2026 au Centre Belge de la Bande Dessinée.

Livres ou objets?

COFFRET

Building Stories

de Chris Ware (2012)

Tout le génie et le formalisme de l’Américain Chris Ware dans un objet devenu culte. Building Stories se présente dans une boîte en carton renfermant elle-même quatorze supports différents (livres, livrets, journaux, dépliants, plateau cartonné) formant ensemble le récit choral d’un immeuble de Chicago. L’auteur a cette fois puisé son inspiration dans les arts plastiques, et en particulier dans La Boîte-en-valise de Marcel Duchamp.


Optimized by JPEGmini 3.14.12.71901706 0xe1b9c576

LEPORELLO

Suicide total

de Julie Doucet (2023)

L’autrice québécoise avait juré il y a longtemps déjà de ne plus se frotter à la bande dessinée. Elle a presque tenu parole: son dernier livre se présentait, dans sa première version, comme un leporello s’étalant sur près de 30 mètres une fois entièrement déplié. Une fresque immersive, autobiographique et étouffante, dessinée d’un seul tenant et désormais collector, que L’Association a remaquettée ensuite en un livre presque plus classique de 144 pages.

POP-UP GÉANT

We Are Tiger Dragon People

de Colette Fu (depuis 2008)

Il y a les livres pop-up, avec ces images découpées qui se déplient avec l’ouverture du livre, devenus des classiques de l’édition jeunesse et parfois de la bande dessinée (Philippe Dupuy en a fabriqué de splendides dans ses derniers albums). Et puis, il y a l’incroyable collection de livres pop-up géants de l’Américaine Colette Fu, une plasticienne et photographe dont chaque pop-up book est une œuvre d’art de plusieurs mètres de large. Impossible à ranger dans une bibliothèque.


Optimized by JPEGmini 3.14.12.71901706 0xe1b9c576

PETIT FORMAT

L’Infiniment Moyen

de Marc-Antoine Mathieu (2025)

Marc-Antoine Mathieu, sans doute le plus conceptuel et le plus connu des auteurs français de bande dessinée, revient aux affaires avec une nouvelle sortie programmée au 1er octobre prochain. L’Infiniment Moyen (et plus si affinités dans les limites finies d’une édition minimaliste) sera vendu dans un coffret accompagné d’une loupe, puisque l’ouvrage fera exactement 2,9 cm sur 3,6 cm. De quoi rafler le titre de plus petite bande dessinée cartonnée du monde.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content