L’affaire Spirou a ébranlé la BD franco-belge: “Cet album s’inscrit dans un style de représentation caricatural hérité d’une autre époque”
Alors qu’une nouvelle exposition permanente célèbre son centenaire à Bruxelles, la BD belge est secouée, de l’intérieur et de l’extérieur, par les nouvelles générations. Le retrait du Spirou de Dany n’en est qu’un des symptômes.
C’est une polémique voire un scandale qui aurait pu ne pas en être un -lancé par la vidéo d’une jeune TikTokeuse un peu perchée et jusque là anonyme-, mais qui restera comme le plus gros bad buzz de la BD franco-belge, d’où qu’on regarde, de cette année: le 31 octobre dernier, les éditions Dupuis décidaient de retirer de la vente le Spirou « vu par » Dany et Yann, intitulé La Gorgone bleue, pourtant sorti plus d’un an auparavant. Un retrait des étals, et une première dans la bande dessinée franco-belge, face, dixit Dupuis, à « la colère ressentie devant la représentation des personnes noires et des femmes« éprouvée par certains. Une décision aussitôt qualifiée de « censure » dans un nouveau déferlement de haine et de colère numérique, plaçant Dupuis et une certaine « BD de papa » entre le marteau (d’une nouvelle génération qui ne se retrouve plus dans la BD franco-belge de masse) et l’enclume (des vieux routiers de la même, qui ne voient pas, eux, où est le mal).
Une position délicate, extrêmement clivante, et a minima très maladroite de Dupuis, qui n’a plus de belge que ses bureaux marcinellois, et qui a soudain fait prendre un inquiétant coup de vieux à une bande dessinée dont on célèbre en même temps le centenaire. Une bande dessinée qui ne semble avoir d’autre choix qu’une vraie remise en question: cette polémique de La Gorgone bleue n’est en réalité que la cerise d’un gâteau gâté de tous les côtés par le bouleversement en cours des normes sociales.
Question d’ADN
« Nous sommes profondément désolés si cet album a pu choquer et blesser. Cet album s’inscrit dans un style de représentation caricatural hérité d’une autre époque », expliquait ainsi le communiqué des éditions Dupuis, se désolidarisant sans équivoque ni tact des auteurs de ce Spirou, le scénariste Yann et le dessinateur belge Dany (81 ans), pourtant cadors de la bande dessinée et de la maison, et qui ont travaillé des années sur cet album paru en septembre de l’année dernière, sans que personne, du moins officiellement, n’y retrouve à redire. « Plus que jamais conscients de notre devoir moral et de l’importance que représente la bande dessinée en tant qu’éditeur et plus largement le livre dans l’évolution des sociétés, nous prenons en ce jour la pleine responsabilité de cette erreur d’appréciation. C’est pourquoi nous tenons à présenter nos plus sincères excuses. Nous avons mis en œuvre le retrait de l’ouvrage de l’ensemble des points de vente. »
Un retournement de situation voire de veste qui a mis le feu au Net, mais aussi aux ventes de cette Gorgone qui désormais s’arrache en ligne et en seconde main, alors qu’elle n’en valait pas tant. Ses représentations simiesques des personnages noirs, et sexistes des personnages féminins, ne font en réalité pas exception dans les codes graphiques et caricaturaux qui perdurent depuis des décennies dans la BD « gros nez »: les « pro » et les « anti » en multiplient désormais les exemples et les cases sur leurs réseaux sociaux, autant pour les défendre que pour les dénoncer!
Même le pauvre Dany, atterré par cette mise au pilon de l’album de Spirou et sommé de s’expliquer, s’est excusé un peu maladroitement dans la presse en invoquant un dessin qui « s’inscrivait dans l’hommage à la bande dessinée classique, celle des Spirou de Franquin, du Lucky Luke de Morris, ou encore du Baba d’Uderzo, la vigie du bateau des pirates d’Astérix… », ajoutant que « l’humour et la caricature du trait font partie de l’ADN de l’école belge de la bande dessinée ». Une école dont on oublie très vite, quand on en fait partie ou qu’on la consomme encore, qu’elle a donc connu son âge d’or et l’essentiel de ses repères dans les années 50, une époque et une culture, très mâles, très blanches et très hétérocentrées. D’où ce clivage, instrumentalisé comme « wokiste », qui transcende celui, plus classique, des anciens et des modernes. Et qui dépasse largement le cas de cette Gorgone, qui paie cher et vilain pour les autres, devenue le triste symbole d’un malaise plus large qui déborde des planches.
Ambiance #MeToo
Chez Dupuis, on se serait effectivement déchiré autour de cet album, pendant et après sa conception autour des dessins de Dany, entre ancienne et nouvelle équipe rédactionnelle, laquelle a été prompte à censurer et pilonner, mais qui ne dit encore mot du procès pour viol qui s’est ouvert à Bruxelles contre Midam (Kid Paddle), ni de l’auteur qu’elle a écarté de ses salons pour son comportement dit déviant.
Même la bande dessinée indépendante et alternative belge, et ses acteurs eux aussi installés dans le paysage depuis des décennies, ne sont pas épargnés par les accusations. La maison d’édition La 5e Couche se dit ainsi « invisibilisée » depuis qu’un de ses représentants a été pointé du doigt par de jeunes autrices il y a deux ans à Angoulême pour son comportement dans les salons. Et ce alors que percolent ailleurs d’autres accusations et rumeurs de harcèlement et d’abus. Bref: si une certaine BD belge veut continuer à s’identifier au Petit Spirou, et non à Monsieur Mégot, son « boomer » de prof de gym, le changement, c’est peut-être maintenant.
Un siècle de BD belge
© Daniel Fouss
Le Centre Belge de la Bande Dessinée a ouvert une nouvelle exposition permanente pour faire l’impossible tour de « notre » BD: un vrai serpent de mer.
On n’a pas été vérifier si Isabelle Debekker, qui dirige le Centre Belge de la Bande Dessinée, avait fait enlever la photo de Dany du plafond où sont repris les portraits d’une centaine d’auteurs belges célébrés dans une nouvelle exposition permanente. La directrice du CBBD a en tout cas pris position dans la presse en faveur du retrait et du pilonnage du dernier album de Dany, par ailleurs membre du conseil d’administration du CBBD. Mais Isabelle Debekker fêtait en tout cas quelques jours plus tôt, et en très grandes pompes, l’ouverture de ce nouvel espace ambitieux niché au premier étage des anciens Magasins Waucquez dessinés par Horta. Une exposition qui « célèbre un siècle de créativité et d’innovation », « met en lumière un patrimoine unique » et veut « valoriser cet art qui occupe une place centrale dans le patrimoine culturel belge, tout en explorant comment il a su évoluer et s’adapter à travers les époques ». Une exposition entre patrimoine et modernité qui s’est à bon escient choisi un serpent de mer comme guide graphique, tant il est difficile voire impossible de faire le tour d’un siècle de BD belge en mettant tout dedans: icônes et alternatifs, pionniers et avant-gardes, family strips et romans graphiques, francophones et flamands.
© Daniel Fouss
Partant comme premier jalon du Dernier Film, un « ciné-roman » dessiné par Fernand Wicheler en 1922, Un siècle de BD belge déroule un fil d’abord chronologique puis thématique autour d’une bande dessinée nationale et familiale qui a effectivement percolé et influencé le monde entier, avant de devenir, dès les années 70, plus protéiforme. Le parcours mène, de manière volontairement labyrinthique, de Hergé ou Willy Vandersteen à Judith Vaninstendael ou Thierry Van Hasselt, en passant, souvent, par les couloirs des éditions du Lombard, que ce soit la rédaction de Tintin ou ses studios Belvision (des éditions à l’origine du CBBD, ceci expliquant peut-être ce petit biais plus « ligne claire » que « gros nez »).
L’exposition reste en tout cas un bel effort, bien scénographié, pour remettre la BD locale au centre de ce musée plébiscité par les touristes. Mais si ceux-ci veulent un aperçu de la bande dessinée franco-belge d’aujourd’hui, et peut-être même de demain, on leur conseille aussi de ne pas rater l’exposition temporaire à voir juste à coté, consacrée jusqu’en mars à Imbattable, le super-héros super drôle et surtout super inventif créé il y a déjà dix ans par Pascal Jousselin dans Spirou : parodie et contre-pied des comics, ce super-héros super banal est le seul à littéralement se jouer des codes de la bande dessinée, avec ses espaces inter-iconiques, ses bulles, ses perspectives ou ses cases qu’il est le seul à chevaucher. Une exposition tout en jaune, comme lui, qu’on aurait aimé plus immersive et plus ludique encore, mais qui donne cette fois à voir une BD classique (du gag, en une planche, familial) qui pourtant ne l’est plus du tout.
Nouvelle exposition permanente Un siècle de BD Belge et Imbattable – Au-delà des cases, jusqu’au 09/03, au CBBD, Bruxelles.
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