La BD prend le relais du devoir de mémoire: “J’ai eu la chance unique de rencontrer quelqu’un qui a vécu tout ça”
Les derniers témoins de la Seconde Guerre mondiale s’éteignent, mais leur parole perdure, surtout en bande dessinée. L’image dessinée est désormais prête à remplacer l’oralité.
« C’est la première année depuis 100 ans qui commence sans que Madeleine soit sur Terre. » C’est ainsi que Jean-David Morvan, le scénariste, entre autres, de Madeleine, résistante, a salué la nouvelle année, quelques semaines à peine après le décès de Madeleine Riffaud, née en 1924, résistante, journaliste et poète. Une femme d’exception que l’Histoire avait un peu oubliée, avant que Jean-David la rencontre et se décide à faire le récit pour le devoir de mémoire, d’abord de son épopée dans la Résistance -engagée à 18 ans dans un groupe de francs-tireurs, elle sera arrêtée, torturée et participera à la Libération de Paris- et bientôt du reste de sa vie de journaliste et reporter de guerre. Une série qui devrait compter au final neuf tomes, dont trois sont déjà sortis et connaissent un succès devenu hors normes. « La série a pris une ampleur incroyable et inattendue, les chiffres de Noël sont complètement fous, nous expliquait ainsi, quelques jours plus tôt, Jean-David Morvan, désormais orphelin de sa Madeleine. Il y a bien sûr la tristesse qu’elle ne soit plus là, elle qui avait accepté de se lancer dans la BD à 95 ans, mais elle m’avait dit un jour « Tu verras, tu vivras très bien avec moi sans moi« . Je vais essayer de faire ça. »
Avec eux sans eux, c’est désormais tout l’enjeu du travail de mémoire qui doit perdurer autour de la Seconde Guerre mondiale alors que ses témoins directs ont quasiment tous disparu. Un enjeu et un défi que semble désormais relever, haut la main, la bande dessinée franco-belge, laquelle multiplie aujourd’hui les albums-témoignages avec un écho et un accueil du public que même ses auteurs n’espéraient pas. « Mais je n’aime pas appeler ça un devoir de mémoire, précise d’emblée le scénariste de Madeleine résistante, mais aussi d’Irena, Simone et Adieu Birkenau, tous consacrés à des résistantes héroïques. Je n’aimais pas faire mes devoirs à l’école, je ne veux pas me sentir obligé de faire les choses. Mais avec Madeleine, j’ai eu la chance unique de rencontrer quelqu’un qui a vécu tout ça, et de saisir qu’il restait encore une voix à capter. J’avais conscience, et elle aussi, qu’on ne pourrait pas le faire dans dix ans. Et elle a voulu me donner un maximum de matériel avant de partir. Elle disait: « Je peux partir tranquille. » Elle savait que la mission que lui avait confiée Raymond Aubrac dans les années 90 de témoigner de ce qu’elle avait vu et vécu pendant la guerre, notamment en se rendant pendant des années dans les écoles, allait pouvoir se poursuivre. Même si ce n’était pas gagné d’avance: au début, c’était un « non » catégorique!«
Sa place dans l’Histoire
« Madeleine avait un gros caractère et beaucoup de franc-parler, poursuit Jean-David Morvan. La première fois qu’on lui a proposé de mettre son vécu en BD, elle éructait: « N’importe quoi! On m’aura mis à toutes les sauces! Je ne suis pas Mickey!« Mais des amis lui ont dit que la bande dessinée avait bien changé depuis le temps où elle en lisait, il y a 90 ans, et que ça valait la peine d’essayer. Alors elle s’est lancée, avec une énergie folle. On a travaillé des années ensemble. J’ai fini par vivre chez elle deux jours et demi par semaine. Son histoire, sa vie, elle me l’a racontée des milliers de fois, avec des centaines d’heures d’enregistrement. Et quand elle a vu l’écho que recevait son récit, dès le premier tome, elle a fini par nous dire: « Je veux vendre comme Astérix! » Elle était devenue scénariste de BD. Et lle touche les gens d’une manière qu’on n’aurait pas pu imaginer. »
Madeleine, résistante connaît effectivement un tel succès d’estime -couvert de prix- et de foule –avec d’innombrables retirages– que celui-ci l’a fait basculer en dehors du seul cercle des bédéphiles. Un lent travail de maturation dont Jean-David Morvan sait très bien qu’il n’a pas commencé avec Madeleine. « On doit d’abord beaucoup à Emmanuel Guibert et à sa Guerre d’Alan, dit-il, qui a ouvert une voie dans laquelle on s’est engouffré, presque sans le faire exprès, mais aussi aux Enfants de la Résistance, la série pour enfants d’Ers et Dugomier, qui connaît elle aussi un succès hors de toutes proportions normales. Je crois que beaucoup de gamins qui les ont lus grandissent et continuent de s’intéresser au sujet, en BD, avec Madeleine. Mais le plus étrange avec Madeleine et notre série, c’est qu’elle avait été oubliée, beaucoup la croyait morte. C’est une bande dessinée qui l’a ramenée à sa juste place dans l’Histoire. Je crois bien que c’est une première pour une bande dessinée. Tout le monde a tout de suite pris cette BD comme un livre. Je sais que cette phrase est ridicule, mais ça veut vraiment dire quelque chose sur l’état de la bande dessinée! La société a accepté qu’une bande dessinée puisse être une « vraie » biographie et un ouvrage de référence. »
Si la bande dessinée a atteint aujourd’hui toute la maturité nécessaire pour être crédible auprès du grand public, elle arrive aussi au bon moment pour prendre précisément le relais de ce devoir de mémoire « enfin débarrassé des tensions politiques ou de la propagande qui l’a longtemps entouré », précise Jean-David Morvan. « Les récits étaient jusqu’ici souvent parasités par la géopolitique du moment et de l’époque. Après la guerre, l’esprit de Résistance a été exagéré. Dans les années 70, quand les anciens collabos sont devenus des directeurs de journaux ou d’édition, ce fut l’heure de la revanche. Aubrac lui-même a été attaqué. Puis ça a été la guerre froide, et Madeleine a été oubliée parce qu’elle avait été communiste… On peut aujourd’hui traiter de ce cette guerre avec plus de recul, peut-être plus d’honnêteté, sans regard biaisé. Mais je sais que pour la guerre suivante, celle d’Algérie, ce ne sera pas la même chanson. L’Algérie, ça reste très clivant et là, par exemple, le temps n’a pas encore fait son office. Il y a encore trop d’enjeux politiques à l’œuvre, trop de gens au taquet, entre autres sur le colonialisme. On verra où on en sera quand sortiront les tomes de Madeleine consacrés à ce conflit, qu’elle a couvert de près. »
Jean-David Morvan conclut en rappelant qu’une bande dessinée… reste une bande dessinée: « Avec Dominique, et avec Madeleine, on n’a jamais eu l’impression de faire une BD de témoignage. Il y a aussi de l’action, de l’émotion, du rythme, de vrais suspenses…. Ce qui manque parfois beaucoup à ce que j’appelle des bandes dessinées wikipedia ou mode d’emploi. »
Madeleine, résistante, T.3 – Les nouilles à la tomate ****(*), de Dominique Bertail et Jean-David Morvan, éditions Aire Libre/Dupuis, 128 pages.
La Guerre d’Alan (2000)
d’Emmanuel Guibert
Avant tout le monde et comme personne, le Français Emmanuel Guibert a ouvert la voie du témoignage de guerre et de la biographie en BD avec cette œuvre culte née d’une rencontre entre l’auteur et son sujet, et qui aujourd’hui encore, ne ressemble à aucune autre. Si son ami Alan Ingram Cope a effectivement traversé la guerre et l’Europe, Guibert immortalise surtout le regard, la poésie et l’humanité du bonhomme. Un soldat américain à l’âme d’artiste, dont il a depuis poursuivi le récit de vie, dans d’autres livres tout aussi formidables.
Paroles de poilus (2006)
par Jean-Pierre Guéno et collectif
La Seconde Guerre mondiale n’a évidemment pas le monopole du témoignage de guerre. Dès 2006, les éditions Soleils se lançaient dans l’adaptation des lettres de poilus retrouvées et collectées depuis des décennies par Jean-Pierre Guéno. Trois tomes ont été édités, regroupés depuis novembre dernier dans une belle intégrale au casting improbable: Cyril Pedrosa, Vincent Bailly, Christian De Metter, Denis Bajram, Valérie Vernay, Thierry Robin, Juanjo Guarnido… Tous au service de l’émotion qui affleure de chaque lettre retranscrite.
Irena (2017)
de David Evrard, Jean-David Morvan et Séverine Tréfouël
Contrairement à Madeleine Riffaud, Irena Sendler, décédée en 2008, n’aura pas connu le succès hors norme remporté par les quatre tomes de sa biographie dessinée. Cette femme en apparence sans histoire a écrit la Grande en sauvant 2 500 enfants juifs du ghetto de Varsovie. Le choix de David Evrard et de son trait très « gros nez » pouvait sembler aux antipodes de ce récit dramatique. Il a permis au contraire de faire connaître Irena Sendler et l’abomination nazie à d’innombrables jeunes lecteurs.
Les Mémoires de la Shoah (2025)
d’ Annick Cojean, Théa Rojzman et Tamia Baudouin
Annick Cojean collecte depuis des décennies les témoignages des survivants de la Shoah, un devoir de mémoire et de transmission qui lui valut le prix Albert Londres en 1996. Ses Mémoires de la Shoah sont aujourd’hui adaptés dans des récits dessinés par Tamia Baudouin, découverte avec Artemisia (Delcourt, 2017). La preuve par l’exemple que la célébration des 80 ans de la capitulation nazie et de la libération des camps d’extermination passera, beaucoup, par la bande dessinée. Sortie fixé ce 24 janvier.
Mon père, ce facho
Le dessinateur et sculpteur gantois Koenraad Tinel raconte en 240 dessins coup de poing ses souvenirs de la guerre. Particularité: ses parents étaient des pronazis très actifs.
« Quand les Allemands ont envahi la Belgique, mon père était au septième ciel. Un de ses cousins, qui était dans la Marine belge, avait déserté. Nous l’avons caché dans notre cave. » Ainsi commence Le Seau, un roman graphique et un témoignage de guerre qui ne ressemble, vraiment, à aucun autre. D’abord parce qu’il est écrit et dessiné, là aussi comme personne, par celui-là même qui l’a vécu, Koenraad Tinel, né à Gand en 1934, et qu’il raconte l’autre versant de la Seconde Guerre mondiale, celui des collabos et des pronazis qui ont dû fuir en Allemagne puis ont vécu la débâcle dans le reste d’une Europe en ruine.
Une odyssée vécue par un enfant de 6 ans aux frontières de la Tchéquie et de la Pologne, racontée par un artiste désormais réputé, à la hauteur de l’enfant qu’il était. Un voyage à travers les horreurs de la guerre avec pour seul bagage ou presque un seau hygiénique, un « seau à merde » qui marquera durablement Koenraad Tinel et qui lui sert ici de symbole cathartique. Cette catharsis, il aura mis plus de 60 ans à la dompter et à l’évacuer, tant la honte et la culpabilité nées des choix de ses parents et de ses frères l’ont marqué à vie.
C’est en 2009 qu’il édite Scheisseimer chez Lannoo, co-signé par David Van Reybrouck (et qui sera suivi de Flandria Catholica), reprenant tous les deux ses souvenirs d’enfance dans la Flandre collaborationniste, mais ce n’est que fin de cette année 2024 que son témoignage paraît pour la première fois en français, dans une édition entièrement repensée. Elle s’avère être un document choc tant dans l’histoire vécue que dans son approche picturale, plus proche du geste du peintre que de la bande dessinée. Un témoignage essentiel, parce qu’il « rappelle le poids de la culpabilité qui ronge tant de descendants d’hommes et de femmes qui firent les mauvais choix », écrit l’historien français Olivier Wieviorka dans la postface du Seau. « Une culpabilité que le travail de mémoire (mais non d’oubli) transcende peut-être, sans pour autant à jamais l’effacer. »
Le Seau ****, souvenirs dessinés d’une guerre, de Koenraad Tinel, éditions du Seuil, 315 pages.
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