La BD gay devient mainstream même si « il y a eu des retours de quelques libraires »

© Dupuis/Aire Libre
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Si l’homosexualité n’est depuis longtemps plus un tabou en BD, elle y restait tout de même cantonnée aux marges, loin des albums dits classiques ou commerciaux. G.I. Gay change la donne.

On ne dirait pas comme ça, tant ce roman graphique ne détonne pas par son apparent classicisme dans la belle collection Aire Libre de Dupuis, avec ces 128 pages au format et au découpage typiques de l’école franco-belge, et son style réaliste et a priori classique. Mais cet album-là tient de la petite révolution, assumée dès son titre: cette grande histoire d’amour qui va croiser la Grande Histoire ne sera, pour une fois, pas hétéro-normée. Avec G.I. Gay, l’histoire d’Alan Cole, un jeune psychiatre recruté pendant la Seconde Guerre mondiale pour « détecter » et écarter du service tous « les nuisibles », dont les homosexuels, mais qui va lui-même tombé amoureux d’un jeune G.I., certes gay, mais plein d’assurance, la BD franco-belge mainstream tient -enfin- son Brokeback Mountain qui change un peu la donne et secoue le cocotier masculin, et parfois masculiniste, de la bande dessinée un peu bourgeoise et tout public. Même si tel n’a jamais été le but du scénariste Alcante, qui travaille depuis quinze ans sur cette grande love story extrêmement bien documentée.


© Dupuis/Aire Libre

« L’étincelle est venue en 2009, lorsque Obama s’est engagé à mettre fin aux discriminations des homosexuels dans l’armée américaine », explique le prolifique scénariste belge, entre autres auteur du très remarqué La Bombe ou d’une actuelle adaptation des Piliers de la Terre. « Et juste avant ça, j’avais vu le film Harvey Milk avec Sean Penn, qui revient sur le parcours du premier homme politique ouvertement homosexuel aux États-Unis… Deux ans plus tard, Obama abolissait effectivement la règle « Don’t ask, don’t tell » qui ordonnait aux militaires ne ne pas s’exprimer sur leur identité sexuelle. Une loi effectivement discriminante… Mais qui représentait alors déjà une nette amélioration du sort réservé aux homosexuels dans l’armée américaine! J’avais le sujet, toute la documentation, me restait à trouver le ressort d’une véritable histoire d’amour, et le dessinateur capable de la retranscrire. » Le projet n’a donc pas attendu quinze ans dans un carton que les temps changent un peu. « Honnêtement, non, et je n’ai pas attendu que l’époque soit bonne ou mûre. Je ne suis d’ailleurs pas sûr qu’elle le soit: il y a actuellement beaucoup de polémiques entre « wokes », « anti-wokes »… C’est très clivant. Moi j’ai juste voulu écrire la meilleure histoire possible autour d’un vrai sujet peu abordé. »

© Dupuis/Aire Libre

Des résistances, encore

Rien de militant dans la démarche de G.I. Gay donc, si ce n’est la patte d’un scénariste bien de son temps et celle de dessinateur espagnol Muñoz, capable de mettre de la tendresse et beaucoup d’humanité dans son dessin réaliste. Deux auteurs « qui ne se sont pas posés beaucoup de questions », mais qui ont comprisque l’hétéro-norme n’en était peut-être plus une. Une vraie évolution des mœurs, qui passe quand même et encore par quelques anecdotes qui en disent long sur le chemin qu’il reste à faire et qui démontrent par l’absurde que ce grand récit de guerre et d’amour n’est peut-être pas encore tout à fait comme les autres: « Je sais que le titre a, à un moment, posé quelques soucis, il y a eu des retours de quelques libraires, heureusement rares, qui renâclaient sur le mot, qui craignaient « un impact négatif« …. Il y avait sans doute plutôt un peu d’homophobie. Je sais aussi que lorsque j’ai proposé le projet, chez différents éditeurs, certains se sont renseignés pour savoir si j’étais moi-même homosexuel, avec comme arrière-pensée que ça aurait été « mieux » si je l’avais été… J’ai trouvé ça très étrange: quand j’écris un épisode de XIII Mystery, personne ne me demande si j’étais un espion du Mossad! »

G.I. Gay ****, de Munoz et Alcante, éditions Dupuis/Aire Libre. 128 pages.

Gay savoir

Des BD gays ou « non hétéro-normées« , on en trouve désormais beaucoup, mais pas partout. C’est au Japon que la segmentation est la plus assumée, à l’image de toute sa production éditoriale: les mangas « yaoi » se consacrent ainsi exclusivement aux relations sentimentales ou sexuelles entre personnages masculins. Ces « Boy’s Love » connaissent un grand succès populaire, à l’image de la série Sasaki et Miyano, qui en est à son dixième tome chez l’éditeur Akata, à la mièvrerie confondante -signal, sans doute, d’une certaine normalisation.

Chez nous, les BD de reportage ou des sciences humaines offrent des écrins de choix ou en tout cas souvent choisis pour aborder le sujet, à l’image du récent Randy Shilts, qui revient sur les premières années pleines de fake news du sida, ou Si t’es un homme!, qui propose en collectif « des regards dessinés sur les masculinités » –regards que les gros mâles alpha risquent de mal prendre ou comprendre. Mais dans la BD contemporaine ou de fiction, force est de constater que le sujet reste réservé à ceux qui font partie de la communauté: l’Allemand Ralf König est passé avec les années de l’underground à la tendance avec sa série Conrad et Paul, laquelle aura été une vraie arme d’émancipation. Chez nous, le jeune Quentin Zuttion, déjà très remarqué avec Toutes les princesses meurent après minuit (Le Lombard) a désormais rejoint l’écurie Dupuis avec Salon de beauté, l’adaptation très queer du roman de Mario Bellatin, récit de la montée du sida, jamais nommé, à travers les yeux d’un coiffeur travesti. Un album qui se veut « un hommage à la beauté des hommes sirènes ».

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