Joann Sfar, à propos de sa nouvelle BD: «Etudier l’histoire des Juifs, c’est étudier l’histoire de la planète»

Joann Sfar se définit comme «un pessimiste joyeux», convaincu qu’on ne changera pas le monde mais qu’on peut contribuer au débat. © GETTY
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Joann Sfar définit Que faire des Juifs?, comme un récit historique, nourri de son propre vécu, pour tenter de «chercher la fraternité et les points qu’on a tous en commun». Une BD salutaire depuis que, dans la foulée du 7-Octobre, l’antisémitisme a pris une nouvelle dimension.

Depuis le 7 octobre 2023, l’auteur du Chat du rabbin ne peut plus «être juif 5 minutes par jour». Face au chaos au Proche-Orient et à une explosion de l’antisémitisme en France et au-delà, lui qui se considère depuis toujours comme «un Juif pro-Palestiniens, parce que j’estime que le bonheur des deux peuples est consubstantiel» a repris la plume, l’aquarelle et le bâton de pèlerin pour dénoncer, décrypter et expliquer l’antisémitisme, cette «haine constitutive de nos sociétés», instrumentalisée et désormais décomplexée. Et parce qu’on ne peut saisir ce qui se joue aujourd’hui en Israël, à Gaza, dans le Proche-Orient et par ricochet à l’échelle de la planète sans comprendre ce qui se joue depuis près de 3.000 ans entre «un peuple qui s’obstine à ne pas disparaître » et un monde qui «s’est constitué sur la haine des Juifs», Joann Sfar était le 7 février à l’ULB pour présenter son livre, au titre –Que faire des Juifs?– presque aussi provocateur que sa conclusion –«N’espérons rien». Cet entretien s’est tenu le lendemain matin, après une soirée plus apaisée que prévu.

«Je me suis toujours considéré comme un Juif pro-Palestiniens, parce que j’estime que le bonheur des deux peuples est consubstantiel.»

© Les Arènes BD

Comment s’est déroulée votre conférence à l’ULB? On sait que la guerre à Gaza y provoque beaucoup de remous antisionistes, voire antisémites selon vous.

Après avoir sillonné de nombreuses universités en France, c’est formidable de découvrir un endroit… qui est pire que chez nous! J’ai même proposé aux étudiants juifs de Belgique de faire leur année à Paris. Je plaisante, mais il s’est produit des choses à l’ULB qui ne seraient jamais arrivées en France, même si selon les chiffres officiels, 0,6% de la population française, les Juifs, totalisent aujourd’hui 77% des agressions racistes. Il y en a partout, mais quand elles ont eu lieu à l’université, les auteurs en ont été exclus immédiatement. Pas ici. Il serait assez facile d’expliquer que lorsque des étudiants militent pour la Palestine, ils ont tout à fait raison, mais lorsqu’ils font des croix gammées sur les bureaux des élèves juifs, ils n’ont pas tout à fait raison. 

L’antisémitisme a pris d’évidence une nouvelle dimension depuis le 7 octobre 2023, l’attaque du Hamas et la réplique d’Israël. Vous-même, alors que vous vous êtes toujours qualifié de «Juif culturel», tenez depuis un discours plus «politique», plus impliqué. Ces événements vous ont changé?

J’espère que non. L’essentiel du travail que je fais, c’est chercher la fraternité, le dialogue et les points qu’on a tous en commun. Ce qui a changé, c’est la température de l’eau autour de moi. Je suis comme un poisson qui sent que l’eau bout et qui, forcément, s’agite un peu plus. Moi, avant, j’adorais raconter le judaïsme presque comme une distraction, je disais que j’étais juif 5 minutes par jour. Mais pour comprendre l’actualité, il faut savoir ce qu’est l’histoire du peuple juif et ce qu’est l’antisémitisme, qui sont intrinsèquement liés. On a là un peuple qui existe depuis l’âge du bronze, et qui a existé dans à peu près tous les pays de la planète. Donc étudier l’histoire des Juifs, c’est étudier l’histoire de la planète, et d’une interaction singulière entre un peuple qui s’obstine à ne pas disparaître, et le reste du monde qui lui donne une importance exagérée et obsessionnelle. Et puis il y a l’ombre écrasante de la Shoah, qui est un crime unique, sans équivalent, mais qui évite parfois de penser la permanence tragique de l’antisémitisme depuis l’Antiquité.

«L’ombre écrasante de la Shoah évite parfois de penser la permanence tragique de l’antisémitisme depuis l’Antiquité.»

Joann Sfar et la critique d’Israël

Vous expliquez d’ailleurs dans votre ouvrage que l’antisémitisme est d’abord «une histoire non-juive», constitutive de nos sociétés.

C’est une évidence. Il a fallu, pour le monde chrétien et le monde musulman, en se développant, se déterminer face au père, au monde juif. Donc expliquer que les Juifs avaient tort. Une logique qui s’est reproduite partout dans le monde et est toujours à l’oeuvre l’œuvre aujourd’hui. Ce qui est douloureux, c’est de voir des jeunes gens qui n’en ont pas conscience. La première personne à qui mon livre s’adresse c’est celui qui dit «Dès qu’on critique Israël, on se fait traiter d’antisémite!», mais ce n’est pas vrai du tout: critiquer Israël, c’est mon sport favori depuis très longtemps! Et c’est l’inverse: dès qu’ils parlent du Proche-Orient, ils dévoilent tout les biais antijuifs qu’on ne leur a jamais expliqués. Remarquez, on m’a déjà traité d’antisémite! Ce que je peux dire aujourd’hui d’Israël, c’est que tous les gens que j’y rencontre ont quatre opinions à la fois. Ils sont parfois complètement d’accord avec une chose que je dis, et violemment opposés à une autre. Les Israéliens sont en réalité dans un grand désarroi. Pendant trois mois, après le 7-Octobre, il n’y avait plus  une seule fiction à la télévision, mais que des news, 24 heures sur 24. Cela dit l’état d’anxiété de la population, et à quel point, un an et demi après, Israël est toujours  incapable de penser, tant les dissensions internes sont toujours très vives, dans un pays au bord de l’implosion à tous points de vue. 

Vous consacrez également beaucoup de temps, dans votre ouvrage, à ré-expliquer les relations, pour le moins compliquées, entre Juifs et Arabes, bien avant la création d’Israël.

Nous sommes tous extrêmement éduqués sur l’antisémitisme chrétien, médiéval, nazi, stalinien… En revanche sur l’antisémitisme oriental, le public occidental ne sait rien, et le public oriental fait semblant de ne rien savoir. La réalité, c’est que les Juifs ont subi des massacres dans le monde arabe depuis le Moyen Age, massacres dont les modes opératoire étaient les mêmes que ceux en œuvre le 7 octobre 2023: des femmes aux seins coupés, des familles attachées auxquelles on met le feu… Il y a cette tradition de meurtres. Il y a le statut même des Juifs, qui fait que depuis près de 1.000 ans, ils n’ont aucun droit juridique dans le monde arabe. Et il y a, entre 1920 et 1960, bien avant la création d’Israël, à la chute de l’empire Ottoman, l’expulsion massive du monde arabe de plus de 1 million de Juifs, qui sont presque tous allés en Israël. Si on enlève tout ça de l’équation, on ne sait plus de quoi on parle. Et je me retrouve alors avec des militants qui me disent «on est très gentil, on veut un seul Etat laïc et républicain pour tout le monde entre Israël et la Palestine». Mais qu’on me cite un seul exemple d’un pays musulman qui a toléré une minorité. Le seul moyen pour qu’une minorité survive dans la région, c’est d’avoir son Etat. J’essaie de ramener vers le réel, je comprends que ça agace, et j’ai assez peu d’opinions tranchées contrairement à ce qu’on croit: si on trouve une solution, je serais d’accord. Mais j’essaie de ne pas m’autocensurer.  Et je crois que c’est dans l’humain, dans le dialogue, qu’on trouvera des pistes de solution. 

© Les Arènes BD
«Les Israéliens sont en réalité dans un grand désarroi.»

«N’espérons rien»… Les conclusions que vous tirez de vos recherches et rencontres restent quand même très pessimistes.

Je suis un «pessimiste joyeux». On ne changera pas le monde mais on peut contribuer au débat. C’est Jacques Vergès, qui n’est pas connu pour ses amitiés juives, qui m’a sans doute le mieux résumé la situation: «l’antisémitisme est une haine consensuelle dans laquelle on puise quand on veut soulever les foules.» Après le salut asséné par Elon Musk à l’intronisation de Trump, les gens ont passé des heures à se demander s’il était nazi ou pas. Mais là n’est pas la question! La question, c’est qu’il a réussi à lui voler la vedette, à rassembler tous les complotistes… En France, je ne dis pas que Jean-Luc Mélenchon est antisémite, je dis qu’il fait monter l’antisémitisme en l’utilisant. C’est la même chose pour Musk. La déshumanisation, la simplification, c’est contre ça que je me bats. Le fait qu’il y a deux jours, Donald Trump a pu annoncer, sourire aux lèvres, qu’il allait déplacer 2 millions de Palestiniens… La question n’est pas de savoir s’il va le faire ou pas, tout le monde sait très bien qu’il ne le fera pas, mais le simple fait qu’il puisse l’avancer en dit long sur le niveau de déshumanisation qu’on a atteint quand on parle du conflit au Proche-Orient. C’est le cas pour la vision qu’a Trump des Palestiniens, c’est le cas pour la vision que beaucoup de gens ont des Israéliens.

Que faire des Juifs?

De Joann Sfar. Les Arènes BD. 576 p.

La cote de Focus: 4/5

Nous vivrons, publié l’année dernière dans la foulée de l’attaque du Hamas et de la réplique d’Israël, tenait du cri de colère et d’effroi face à la soudaine explosion de l’antisémitisme. Que faire des Juifs?, encore plus imposant avec ses près de 600 pages et son kilo et demi, procède d’une autre démarche; en mélangeant souvenirs personnels et penseurs de la judéité, en invoquant écrivains emblématiques et personnages bibliques, en allant à la rencontre de dizaines d’interlocuteurs, juifs et non-juifs, et en passant de grandes joies à d’infinies tristesses dans le style flamboyant et spontané qu’on lui connait, Joann Sfar retrace en aquarelles 3.000 ans d’histoire du peuple juif et de son corollaire –cet antisémitisme systémique qui explose mais ne date pas d’hier. «La joie de nous haïr est irremplaçable, tant le rejet du Juif constitue le monde occidental, constate-t-il, réaliste mais pas amer. J’ai dessiné ce livre pour qu’on continue à se parler.»

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