Critique | BD

Hiroaki Samura, l’auteur du manga culte « L’Habitant de l’infini » célébré à Angoulême

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© Hiroaki Samura / Kodansha Ltd.

Hiroaki Samura, Casterman

L'Habitant de l'infini (nouvelle édition)

3 tomes parus sur 15

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© National

Manga de sabre culte, L’Habitant de l’infini ressort chez Casterman et se déploiera dans une imposante exposition au Festival d’Angoulême. Rencontré au Japon, son auteur Hiroaki Samura, aussi humble que lucide, nous livre les dessous de sa carrière en avant-première.

La venue de Hiroaki Samura à Angoulême sera son premier voyage hors du Japon, apprend-on. Mais son œuvre a depuis longtemps traversé les océans. Dès 1995, L’Habitant de l’infini appartenait, chez Casterman, à une vague de défrichage d’un manga adulte et sophistiqué. À côté de L’Homme qui marche de Jirô Taniguchi, on pouvait ainsi découvrir le trait incisif de Samura, qui croquait l’épopée rédemptrice de Manji, un ronin à l’attitude punk, prisonnier d’une immortalité le soumettant à mille douleurs. Publié entre 1993 et 2012 au Japon (dans l’exigeant mensuel Afternoon), L’Habitant de l’infini est une œuvre aussi singulière, dans sa proposition alliant poésie noire et insolence rock, que d’une importance majeure, au point d’avoir influencé Naruto. Elle bénéficie enfin d’une réédition soignée, en préparation depuis trois ans chez Casterman, accompagnée d’une suite supervisée par l’auteur (L’Habitant de l’infini: Bakumatsu). Cerise sur le gâteau, la très attendue exposition Hiroaki Samura: Corps et armes, riche d’une centaine de planches et illustrations originales, sera la première rétrospective d’envergure consacrée à ce bédéiste virtuose, loué pour son génie du rythme et son dessin d’une vivacité hors norme. Quant à nous, on n’a pas attendu pour partir rencontrer le maître en primeur dans la capitale nippone.

Vous avez étudié à l’Université des Beaux-Arts de Tama, à Tokyo, où vous apparteniez à un groupe de dessinateurs amateurs avec notamment Kei Tôme (Sing Yesterday for Me). Racontez-nous cette époque.

Hiroaki Samura: Nous formions en effet une sorte de “cercle du manga”. Trois filières s’offraient à nous dans l’école: l’abstrait, le semi-abstrait et le figuratif. Dans notre cercle, la plupart étaient inscrits en semi-abstrait et n’étaient pas très portés sur la peinture académique, ils trouvaient leur plaisir dans le dessin de fantasy et d’imaginaire. D’ailleurs, une fois diplômés, nombre d’entre nous sont partis dans le manga plutôt que dans l’art. Pour ma part, je souhaitais au fond de moi devenir mangaka mais je le cachais à mes professeurs… Ils n’auraient pas trop apprécié! Je masquais donc cette aspiration secrète sous un profil d’élève modèle passionné d’art. Vous savez, à l’origine, j’avais intégré cette université sans grandes ambitions et je n’avais pas réfléchi à l’après-diplôme. J’étais surtout séduit par le fait d’avoir trouvé un endroit où je pourrais totalement me concentrer sur le dessin.

Avec des camarades d’université comme Daisuke Igarashi (Les Enfants de la mer), vous êtes devenu dans les années 90 l’un des fers de lance d’une proposition manga à la fois arty et accessible. Aviez-vous l’impression d’appartenir à un nouveau courant?

Hiroaki Samura: Non, évidemment pas. D’ailleurs, une sorte de malédiction sévissait à l’époque: les étudiants en art qui brillaient en classe et qui s’essayaient ensuite au manga, avec leur style sophistiqué, se vautraient tous commercialement. Or, me lancer pour me planter derrière, ça n’était juste pas possible pour moi, entre autres parce que mes études avaient été partiellement financées par mes parents et que je souhaitais autant que possible les rembourser. J’ai donc envisagé la composante arty comme une arme, un outil pour rendre mon travail populaire, en veillant à ce que cela ne me coupe pas du public. Mon compère Igarashi, lui, avait sans doute des ambitions artistiques plus élevées, ce qui explique pourquoi il a mis plus de temps à percer. De mon côté, je souhaitais certes proposer un certain degré de qualité mais la rentabilité restait ma priorité.

Le mangaka virtuose Hiroaki Samura (53 ans).
Le mangaka virtuose Hiroaki Samura (53 ans). © National

Comment avez-vous pensé la mise en scène des combats de L’Habitant de l’infini? Avez-vous une expérience des arts martiaux?

Hiroaki Samura: Je ne me suis jamais passionné pour les arts martiaux et je n’en ai pas pratiqué, alors je me suis notamment référé aux mangas qui paraissaient dans Shônen Jump (la revue de Dragon Ball, NDLR), que je lisais comme tout le monde. Je me suis aussi beaucoup inspiré du sens de la vitesse et du mouvement chez Katsuhiro Ôtomo (Akira) et Masamune Shirow (The Ghost in the Shell), qui ne sont certes pas spécialisés dans les arts martiaux mais déploient de nombreuses armes dans leurs planches.

Au début de L’Habitant de l’infini, vous concluez les combats sur des tableaux alliant violence et lyrisme. D’où venait cette idée?

Hiroaki Samura: À l’époque, la revue Afternoon publiait beaucoup d’artistes étrangers qui, souvent, avaient un niveau de dessin très élevé. Il me semblait donc nécessaire de me démarquer d’une certaine façon, pour ne pas être noyé dans la masse… Comme il y avait beaucoup d’action dans mon manga, l’idée m’est venue de réaliser des sortes d’instantanés d’une scène de combat. Puis, au fur et à mesure, j’ai arrêté de le faire.

Ce n’était donc pas un hommage à un peintre, par exemple?

Hiroaki Samura: Pas vraiment, non. Mais j’aimerais ajouter une chose. Lorsque j’étais étudiant, j’avais soumis un premier manga à mon éditeur qui était une adaptation, réalisée au crayon, d’une nouvelle de Jun’ichirô Tanizaki. Celle-ci s’appelle Le Tatouage et parle d’un homme qui endort une femme puis lui tatoue une araignée dans le dos. Suite à cela, la femme change totalement de personnalité et se met à manipuler les hommes. Je vous raconte cela parce que les “instantanés” dont on parlait étaient aussi une façon, pour moi, de reprendre et corriger des tentatives graphiques ratées qui se trouvaient dans mon adaptation du Tatouage.

Vous représentez les mains et les pieds d’une façon soignée, expressive et révélatrice de l’intériorité des personnages. Aimez-vous spécialement les dessiner?

Hiroaki Samura: J’ai du mal avec les mangas qui se contentent d’enchaîner les dialogues entre des personnages en plan rapproché. Pour moi, les cadrages serrés sur les mains ou les pieds font partie de la mise en scène, il s’agit un peu de créer du mouvement là où il n’y en a pas. J’ai toujours admiré les dessinateurs doués pour représenter les mains, comme Yoshikazu Yasuhiko (Gundam), qui est vraiment un maître dans cet art. Chez lui, je pourrais faire abstraction totale de l’histoire et uniquement regarder les mains. Par ailleurs, à une certaine période, je ne dessinais presque que des mains et des pieds. Je pourrais tout à fait me contenter de ce genre de dessins!

Une planche alliant violence et lyrisme, typique des premiers temps de L'Habitant de l'infini.
Une planche alliant violence et lyrisme, typique des premiers temps de L’Habitant de l’infini. © Hiroaki Samura / Kodansha Ltd.

Le sujet de votre série en cours Born to Be on Air! (éditions Pika) est étonnant: le monde de la radio! Pourquoi ce choix?

Hiroaki Samura: Après L’Habitant de l’infini, je souhaitais m’éloigner de cet univers et prendre comme cadre le réel. Il se trouve qu’à l’époque, j’étais un lecteur assidu d’histoires d’amour aux protagonistes féminins et ça me tentait bien d’aller moi aussi sur ce terrain. J’en ai parlé à mon éditeur et il m’a suggéré de situer ma romance dans un milieu spécifique -par exemple le nôtre, celui des mangakas. Puis, l’univers de la radio est arrivé dans la discussion. C’était une idée de mon éditeur mais je me sens moi aussi proche de ce monde “à l’ancienne”, aux outils analogiques, parce que je ne suis absolument pas doué avec l’informatique et autres technologies modernes! Par contre, la partie romance a complètement disparu du projet. (rires)

Dans cette série, vos personnages semblent être des équivalents de ceux de L’Habitant de l’infini. Est-ce conscient, à la manière du “star system” d’Osamu Tezuka, consistant à réutiliser des archétypes d’un manga à l’autre, comme des acteurs de cinéma?

Hiroaki Samura: Mes lecteurs me disent souvent que mes personnages, notamment féminins, se ressemblent tous. C’est vrai que je pourrais me protéger derrière le paravent du “star system” de Tezuka pour mettre fin au débat! (rires) De toute façon, même si je cherchais à m’éloigner des designs de L’Habitant de l’infini, je finirais sûrement par créer des personnages qui leur ressemblent. Donc tant qu’à faire, autant jouer là-dessus! En cela, Born to Be on Air!, c’est un peu comme si j’avais écrit une vie alternative heureuse aux personnages de L’Habitant de l’infini. S’ils n’avaient pas connu un destin tragique et existaient à notre époque, de quelle manière vivraient-ils? Voilà, ça donne ça.

Y a-t-il, parmi vos cadets, des mangakas dont vous aimez le travail?

Hiroaki Samura: Je peux citer une collègue d’Afternoon, Haruko Ichikawa (L’Ère des cristaux). On me dit souvent que j’ai le trait élégant et “artistique” mais elle, c’est franchement le niveau au-dessus! Moi, je ne suis pas tant un artiste qu’un dessinateur, alors qu’Ichikawa possède un véritable “sens artistique”, elle est capable de fusionner l’art et le manga de divertissement. Je pourrais en être jaloux mais mon sentiment va au-delà de ça: quand je vois son travail, je suis tout simplement ébahi devant un tel sens du style.

Dans l’histoire du manga de sabre, quelle est selon vous la place de L’Habitant de l’infini?

Hiroaki Samura: Je crois que j’ai eu de la chance. Il se trouve qu’un peu avant L’Habitant de l’infini, Kenshin le vagabond a cartonné dans Shônen Jump. Avant cela, les éditeurs décourageaient les jeunes auteurs de dessiner du manga d’époque, parce que ça ne se vendait pas. Kenshin a changé la donne, ouvrant une nouvelle voie et attirant l’attention sur d’autres mangas du registre. Il y a fort à parier que sans ce terreau favorable, L’Habitant de l’infini n’aurait pas connu un tel rayonnement.

Et en tant qu’auteur, où vous situez-vous?

Hiroaki Samura: Difficile de savoir où l’on se situe dans l’Histoire du manga… En tout cas, je ne suis pas de ces auteurs dont l’œuvre a été adaptée durant plusieurs saisons en anime et qui porte à elle seule un magazine. Je ne suis pas non plus de ceux dont la série est menacée de s’arrêter faute de popularité. En fait, je suis dans une position médiane assez confortable. Je peux continuer à dessiner ou m’arrêter: on ne m’en empêchera pas sous prétexte que ça mettrait l’existence de la revue en péril et menacerait des emplois. Je suis donc assez libre et je vis correctement. Moi, tant que je peux manger… C’est vrai que j’étais plus ambitieux à mes débuts, que j’avais envie de grosses ventes, mais aujourd’hui je suis déjà content de pouvoir vivre de mon dessin.

Dans L’Habitant de l’infini comme dans vos autres œuvres, vous détaillez la vie des gens ordinaires, en marge de l’action principale. Le portrait humain est-il ce qui vous anime le plus?

Hiroaki Samura: Adolescent, j’ai lu beaucoup de mangas d’action mais je n’en ai pas trop rencontré qui montraient “l’envers du décor”. Les personnages se battent et s’entraînent, d’accord, mais que font-ils le reste du temps? Moi ça m’intéresse, donc j’ai choisi de le raconter. Je sais qu’il ne faut pas “genriser”, expliquer que les femmes ont plutôt tel trait de caractère et les hommes tel autre, mais je trouve que les autrices de manga ont une capacité particulière, un véritable talent pour raconter les à-côtés, les petits détails et autres discussions en marge de l’intrigue principale. C’est quelque chose que j’apprécie. D’ailleurs, je me prends difficilement d’empathie pour des personnages si je ne sais pas ce qu’il font en dehors de l’action principale. C’est aussi pour ça que je dessine ces scènes.

On se dit aussi, en lisant vos œuvres, qu’elles tendent à célébrer la force féminine. Est-ce le cas à vos yeux?

Hiroaki Samura: Pour moi, les auteurs se divisent en deux catégories: ceux qui s’inspirent de leur propre personne ou de leur entourage, et ceux qui comme moi évitent de le faire. Si je présente des femmes fortes, c’est parce que je tends à dessiner ce qui est éloigné de moi -je me sens moins proche d’une femme que d’un homme- et parce que j’aime dessiner des personnages puissants. Mais en soi, il existe dans la vie des personnes faibles et d’autres fortes, sans que ce soit lié au genre. Il ne s’agit donc pas d’avancer que les femmes sont plus fortes que les hommes, ni l’inverse.

L’exposition Hiroaki Samura: Corps et armes est à découvrir du 25 au 28/01 au Festival d’Angoulême.

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