Guy Delisle dessine la vie en mouvement d’Eadweard Muybridge, cet inconnu connu

Eadweard Muybridge, dessiné ici par Guy Delisle, a vécu une existence éminemment romanesque. © DR
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

L’auteur québécois Guy Delisle, célèbre pour ses autobiographies, change de regard et de braquet en relatant la vie extraordinaire et mouvementée d’Eadweard Muybridge, et avec lui, l’épopée de la photo.

Animals in Motion. Ce livre, qui se complète de The Human Figure in Motion, tous deux régulièrement réédités, tous les animateurs, beaucoup de dessinateurs et au moins autant de photographes et de vidéastes, et plus largement tous ceux qui sont fascinés par la représentation du mouvement en images fixes (quand on y pense, un vrai défi), le connaissent voire le compulsent régulièrement. Publié en 1885, l’ouvrage, dont s’inspire Guy Delisle, résume en deux tomes deux décennies de recherches autour de la décomposition du mouvement par le photographe britannique Eadweard Muybridge, pionnier parmi les pionniers.

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« Un livre que j’ai moi-même découvert en 1987, et beaucoup consulté, pendant des années, quand je faisais de l’animation, avant même de penser à la bande dessinée », explique Guy Delisle, de passage à Bruxelles à l’occasion d’une master class où il sera beaucoup question de rythme et de montage, quelques jours avant la sortie de son nouveau livre, particulièrement réussi et qui ne manque pas, effectivement, de rythme, avec un montage digne d’un orfèvre. Le livre et les images bien connues de Muybridge, telles cette décomposition de la course d’un cheval au galop, sont au cœur de son récit.

« Ce qui est fou et assez fascinant, c’est que ces très vieilles images de Muybridge font toujours référence au XXIe siècle: on n’a jamais fait mieux! Je sentais donc depuis longtemps qu’il y avait une histoire, un récit peut-être, à écrire autour de ça. Puis j’ai découvert le personnage, son incroyable vie et surtout la manière dont ses recherches et inventions ont fait avancer la photographie, le cinéma et tous les autres arts, dans une époque incroyable d’inventivité, et qui a vraiment changé le monde en quelques décennies. Je savais à ce moment-là, avec ce cadre, que je pouvais m’y essayer. Mais l’histoire de Muybridge et de la photographie sont tellement riches et remplies d’anecdotes que le défi n’était plus de trouver l’histoire, mais de résumer l’ensemble, de proposer une narration simple sur un sujet complexe, et mettre de la chair sur tout ça. » Un défi qui mêle donc biographie, grande Histoire de la photographie et photographies elles-mêmes dans le plus « page turner » des romans graphiques de l’année, aussi réussi que passionnant.

© DR

Mouvement et images fixes

Bien sûr, l’intérêt et la manière dont le Québécois s’est lancé dans cet imposant roman graphique ont d’abord été celles « du praticien », fasciné par l’image en mouvement et le mouvement en images. « Ce travail autour des images fixes et du mouvement est l’essence de mon métier, je viens de là. Je reste fasciné par un ralenti de foot par exemple et, ici, j’avais avant même le récit quelques images ou séquences en tête, comme celle où il tire sur l’amant de sa femme, que j’ai traitée dans un ralenti extrême, proche de Muybridge. Une envie purement graphique qui est finalement devenue un peu anecdotique dans l’ensemble du livre et dans l’aventure, tant elle est riche aussi d’autres choses. »

La vie de Muybridge se révèle en effet incroyablement trépidante, de son choc à la tête qui lui blanchira les cheveux et surtout transformera soudain cet apprenti banquier en photographe naturaliste d’abord célèbre pour ses clichés du Yosemite, jusqu’à l’inventivité dont il fera preuve pour relever le défi de l’homme d’affaires Lelan Stanford, qui tenait à capturer l’image du galop d’un cheval et la preuve qu’il ne touchait parfois pas le sol, en passant par le meurtre de l’amant de sa femme dont il sortira acquitté pour « homicide justifiable » (!), tout est romanesque dans l’existence d’Eadweard Muybridge.

Une vie à mille vies qui elle-même s’inscrit dans l’histoire parfois complètement folle des balbutiements de la photographie, de l’animation et du cinéma, et qui fourmille d’heureux hasards, d’anecdotes dingues et de clichés au diapason, tels ces cadavres photographiés dans une dernière fausse scène de vie, ou cet âne dont on fit exploser la tête à la dynamite, juste pour emprisonner l’instant. Des clichés qui rythment le récit tout en dessin synthétique et dégradés de gris de Guy Delisle, visiblement porté par son sujet et les figures que son récit se devait d’inviter à la noce: Nicéphore Niépce, Nadar, Nikola Tesla, Thomas Edison, Étienne-Jules Marey et autres frères Lumière, qui tous ont posé des jalons importants de cette pré-histoire, encore une fois passionnante de bout en bout sous le crayon et la narration distanciée de Delisle, qui jamais ne perd ses lecteurs sur un chemin parfois technique, entre chimie et zoopraxographie!

Bref, un vrai must dans la carrière et la bibliographie de Guy Delisle, qui ne s’est pourtant pas facilité la vie en choisissant de quitter les rails de l’autobio qui ont fait son succès pour raconter la vie de cet « inconnu connu » dont le nom ne pourra pas servir de produit d’appel -comme c’est trop souvent le cas dans les « biographiques » qui désormais débordent des étals BD. « J’ai d’autres idées de biographies que j’aimerais peut-être encore réaliser maintenant que je me suis attaqué à celle-ci, dit-il. Mais je ne renonce pas à l’autobio pour autant, qui est d’ailleurs un peu présente dans Une fraction de seconde, à toute petite dose cette fois! »

On peut en effet s’étonner de voir celui qui a en partie définit les codes même de l’autobiographie contemporaine et dessinée avec ses fameux carnets de voyage (Shenzhen, Pyongyang, Chroniques birmanes, Chroniques de Jérusalem) ou son Guide du mauvais père en quatre tomes hilarants, prolonger ainsi son retour à la fiction et au récit de la vie des autres. Il l’avait déjà fait avec son désormais antépénultième livre, S’enfuir, récit d’un otage, exercice graphique et narratif autour de l’expérience de Christophe André, membre de MSF enlevé en 1997 dans le Caucase, qui se déroulait de bout en bout entre les quatre mêmes murs. « L’autobio est devenue une pratique très généralisée, peut-être trop, et moi j’ai besoin d’un cadre ou d’au moins quelque chose à raconter, comme c’était le cas pour les voyages ou mon vécu de jeune père. J’y retournerai sans doute, mais alors sous d’autres formes que celles que j’ai déjà pu explorer. Pour l’instant, alors que le livre va sortir, je continue à me questionner sur la photographie, son évolution et son usage. Là, en venant, je suis passé devant votre Musée des Instruments de Musique, une façade incroyable, un bâtiment à regarder. Mais devant moi, je voyais surtout des gens qui se prenaient en selfie, sans même regarder. Des gens qui ne veulent plus montrer ce qu’ils voient, mais où ils sont. La façade, ils la regarderont plus tard, ou jamais… On est loin des clichés de Muybridge. »

Pour une fraction de seconde – La vie mouvementée d’Eadweard Muybridge ****(*), de Guy Delisle, éditions Shampooing/Delcourt, 208 pages.

Photographie et bande dessinée

Le Photographe (2003)

d’Emmanuel Guibert, Frédéric Lemercier et Didier Lefèvre (Dupuis)

Il y eut longtemps des récits en dessins et des récits en photos. Le Photographe a été l’une des premières œuvres modernes à utiliser et mêler les deux dans un seul et même récit en images, parcours d’une équipe de Médecins du Monde entre Pakistan et Afghanistan. Un classique et un jalon important de « La nouvelle bande dessinée », mouvement né en France dans les années 90.

Magnum Photos – la série (2016)

de Jean-David Morvan et collectif (Dupuis)

L’agence Magnum possède dans son catalogue les plus grands photographes et les meilleurs clichés de tous les grands événements des XXe et XXIe siècles. Depuis près de dix ans, elle collabore avec Dupuis, et le scénariste Jean-David Morvan en homme-orchestre, pour raconter les origines de photos particulièrement célèbres: Robert Capa au Débarquement de 1944, Henri Cartier-Bresson dans l’Allemagne de 1945, Steve Mc Curry et l’attentat du WTC en 2001… Une série toujours en cours.

Vivian Maier: Claire-Obscure (2024)

de Marzena Sowa et Émilie Plateau (Dargaud)

La nounou Vivian Maier est morte en 2009 à 83 ans après avoir pris des milliers de photos jamais montrées. Devenue célèbre avec leur découverte, Vivian Maier possède avec ce Claire-Obscure sa « biographique » presque parfaite, pourtant sans le moindre « vrai » cliché, pour des questions de droits, mais dont Émilie Plateau se sert presque à chaque case pour planter une ambiance, un cadre, un sujet ou une composition qui n’appartenaient qu’à elle.

Pour une fraction de seconde (2024)

de Guy Delisle (Delcourt)

La décomposition du mouvement en images fixes est au cœur même de l’art de la bande dessinée, comme elle fut aux prémices de la photographie, de l’animation et du cinéma. Un fil narratif et incroyablement romanesque que l’auteur québécois tire avec maestria, scandant son récit dessiné de photos réellement historiques et souvent incroyables qui sautent soudain aux yeux. Un bel hommage autant qu’un grand récit.

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