Chaque semaine, Focus vous emmène à la plage pour explorer comment le bord de mer a inspiré les artistes dans toutes les disciplines. Cinquième escale avec la bande dessinée.
Une plage, c’est d’abord très graphique. Une ligne sur l’horizon, un trait d’encre de Chine sur la feuille, peut-être un peu d’aquarelle ou des dégradés de bleu pour distinguer la mer bleue du ciel bleu, et le tour est presque joué. Les bords de mer ont de tout temps inspiré les peintres, les illustrateurs et bien sûr les auteurs et autrices de bande dessinée. Un plaisir d’abord purement graphique et esthétique qui les emmène, tous, un jour, vers le littoral et cette apparente simplicité de représentation.
Longtemps pourtant, la plage ne fut rien face à la mer: récits d’aventures, récits de pirates, odes aux marins… De One Piece à Long John Silver et de Corto Maltese à Isaac le pirate en passant par Les Passagers du vent, les océans occupent une place de choix dans l’imaginaire d’abord romanesque de la bande dessinée. Un monde à la fois beau et hostile, parfait pour véhiculer les valeurs de force, d’effort ou d’abnégation que la BD franco-belge, au tournant de la Seconde guerre mondiale, a inculqué aux petites têtes blondes et masculines qui formaient son lectorat.
L’océan, lieu de courage, tenait alors la dragée haute à la plage, ce lieu de détente qui ne se prête pas à l’aventure mais bien au farniente, ou au gag. Franquin et Jijé seront parmi les premiers, dès 1946, à y planter le décor burlesque de toute une aventure: La Maison préfabriquée, célèbre aventure de Spirou et Fantasio parce qu’on y voit littéralement Jijé passer la main et le pinceau à Franquin, se déroule sur un littoral et des dunes éminemment belges, sur lesquelles Fantasio tente tant bien que mal de monter et de vendre des maisons préfabriquées, summum du modernisme de l’époque.
Ce décor deviendra très vite un classique dans les récits humoristiques et les gags en une planche de la bande dessinée franco-belge, en particulier dans Le Journal de Spirou, et pour cause: l’explosion de la presse populaire pour enfants, depuis la création de cet hebdomadaire de BD (en 1938) s’est produite en parfait parallèle à la création des congés payés (en 1936), avec ses corollaires –développement du tourisme, des vacances scolaires, des temps de détente et des séjours à la mer, devenus rapidement un incontournable des familles belges… Boule et Bill passeront ainsi des dizaines de planches et presque toutes leurs vacances sur un littoral là encore très belge, prétexte à une infinité de gags –et, parfois, à de beaux moments de rêverie– comme toujours face à la mer. Le journal lui-même, des années durant, fera du marketing presque sauvage tous les étés sur les plages belges, en contact direct avec son jeune lectorat, friand de ce qu’on appelait pas encore des «goodies»: casquettes, parasols ou ballons de plage labellisés «Spirou» furent des classiques du littoral belge dans les années 1950.
Il faudra attendre Franquin et Gaston Lagaffe, dans la décennie suivante, pour commencer à voir, en sous-texte de ces gags au littoral, les premières critiques des vacances à la plage: une plage de plus en plus surpeuplée de monsieur et madame Tout-le-monde, écho au tourisme de masse qui s’est installé sur une côte elle-même saturée de ballons de plage et de matelas Vroup –Gaston, lui, a pu s’offrir l’équivalent d’un bateau grâce aux cadeaux-primes de l’huile pour moteurs Glub!
Cette critique du tourisme de masse et des corps alignés sur la plage tels des saucisses sur le barbecue deviendra la norme des décennies suivantes.
Cette critique du tourisme de masse et des corps alignés sur la plage tels des saucisses sur le barbecue deviendra la norme des décennies suivantes et de la bande dessinée désormais plus adulte, plus française et plus moqueuse envers ses contemporains: de Reiser (Vive les vacances!) à Régis Franc (Le Café de la plage) en passant par Florence Cestac (Du sable dans le maillot) ou Cabu (Le Grand Duduche en vacances), la bande dessinée des années 1970 et 1980 sera sans pitié pour les vacanciers en slip de bain –le mensuel Fluide Glacial, continue de faire de la plage un de ces lieux privilégiés de poilade. Il faudra attendre le développement du roman graphique, parfois plus profond et souvent plus empathique, pour revoir les plages autrement.
Car la plage, pendant l’été, c’est aussi un microcosme qui compile en un lieu et un décor tous les grands et petits travers du vaste monde qui l’entoure. Un «monde dans le monde» dans lequel les auteurs férus d’humanisme peuvent observer le quotidien de leurs contemporains, de manière cette fois plus tendre que drôle, ou y planter leurs récits d’adolescences et d’émancipation, récurrents dans la bande dessinée contemporaine. Cet été-là, Le Dernier des étés, Un été sans maman, L’Ombre des pins, Les Beaux Etés… les exemples sont légions. On en pointera deux, absolument remarquables dans cette idée de brosser le portrait choral mais doux de la France en maillot de bain: Je vais rester, de Tronheim et Chevillard (Rue de Sèvres, 2018) et surtout Vive la marée!, de David Prudhomme et Pascal Rabaté (Futuropolis, 2015) où la plage devient, comme ils l’expliquaient à la sortie de ce one-shot à quatre mains «un formidable terrain de jeux où les adultes rêvent et restent les enfants qu’ils ont toujours été, un observatoire de la trivialité humaine dans son plus simple appareil, ou presque».
38 x vacances à la plage
Le site Bdtheque.com, connu pour ses recensements quasi exhaustifs et parfois saugrenus, pointe 38 séries ou «one-shots» consacrés spécifiquement au thème des «vacances à la plage». Un thème qui se retrouve chaque fois directement en couverture, dans un recensement qui ne tient donc pas compte des milliers de planches de gags qui se déroulent en maillot, et cette fois innombrables. On retiendra, dans les incontournables, très drôles, un peu cultes et un peu alternatifs, De Gaulle à la plage de Jean-Yves Ferri (Dargaud, 2007) et Plageman de Guillaume Bouzard (Six Pieds sous terre, 1997).