Faillites, appels à l’aide, fusions: pourquoi l’édition BD pique du nez

La BD francophone vit un moment difficile. Exemple parmi d’autres, la maison d’édition Çà et Là a lancé un appel à l’aide via la plateforme HelloAsso.
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Ventes en baisse, prix à la hausse, exportations en berne, caisses vides… Les temps sont durs pour les éditeurs de BD francophones, et pas seulement pour les alternatifs.

 

A chaque semaine ou presque, sa mauvaise nouvelle dans le secteur de l’édition de bande dessinée. Avant-hier, Les Requins Marteaux appelaient à l’aide; hier, Les Humanoïdes Associés annonçaient leur liquidation judiciaire; aujourd’hui, ce sont les éditions Çà et Là qui font connaître à leur tour leur besoin criant de trésorerie et de soutien. Et demain? On retient déjà notre souffle, tant les nuages s’amoncellent au-dessus de ceux qui produisent, fabriquent et éditent de la bande dessinée francophone, qu’elle soit mainstream ou plus underground.

Dès janvier dernier, et la publication des chiffres du marché du livre en France par la société GfK, complétés par ceux de l’Adeb (Association des éditeurs belges), on savait que les tendances n’étaient pas bonnes, en particulier pour la BD: entre 2023 et 2024, les chiffres d’affaires ont baissé de 5% en France, et de 6% en Belgique, avec un volume de ventes lui aussi en chute libre, de 9%, soit 6,5 millions d’albums en moins sur une année. En Belgique, «l’année 2024 s’était achevée sur une légère progression du chiffre d’affaires total du livre (+1,3% à 268,2 millions d’euros), précise l’Association des éditeurs belges, une progression qui ne tient qu’à trois segments éditoriaux: la littérature générale, l’édition scolaire et les sciences humaines et techniques. A l’inverse, les bandes dessinées poursuivent une dégringolade entamée en 2023, tirées vers le bas entre autres par les mangas qui se cherchent de nouvelles séries

C’est le moins qu’on puisse écrire: portés en France par le Pass Culture désormais revu et corrigé, et partout par la parenthèse enchantée que fut l’ère du Covid pour l’édition, les mangas avaient atteint des sommets avec près d’un album vendu sur deux issu de la bande dessinée de consommation japonaise, et des éditeurs dégainant toutes les séries disponibles. Trois ans plus tard, patatras, les réserves de séries à traduire se raréfient et les lecteurs déconfinés ont désormais d’autres choses à faire et d’autres loisirs à consommer. En France, ce sont près de quatre millions de mangas qui n’ont plus trouvé acquéreurs en un an. Avec un effondrement qui se poursuit et qui touche tous les genres de la bande dessinée, confrontés à bien d’autres problèmes, certains indépendants de leur volonté, et d’autres plus systémiques.

Cette baisse apparemment inexorable et mondiale du format physique pousse d’ailleurs les éditeurs francophones à se lancer dans des rapprochements jusqu’ici improbables

Bascule digitale et formelle

Il y a d’abord, évidemment, la concurrence numérique, devenue générationnelle. L’image d’Epinal du gamin qui s’occupe, seul, en tenant dans les mains une bande dessinée, tient du souvenir. Ils et elles ont tous la tête penchée sur leur portable, grignotant chaque jour un peu plus de leur temps de lecture disponible, et donc de la culture BD, et des ventes. Or la bande dessinée, malgré l’incursion du webtoon, n’arrive toujours pas à se glisser dans le moule numérique, avec des chiffres d’affaires qui restent anecdotiques, mais tellement prometteurs –en Corée et au Japon, près de 70% des mangas se lisent désormais sur support digital; là-bas, la disparition du support papier n’a plus rien de chimérique.

Cette baisse apparemment inexorable et mondiale du format physique pousse d’ailleurs les éditeurs francophones à se lancer dans des rapprochements jusqu’ici improbables: Média-Participations vient de faire monter Glénat à hauteur de 33,3% dans le capital de ONO, sa plateforme numérique lancée en 2023. De quoi proposer One Piece en ligne, mais aussi alimenter le scénario d’une restructuration plus globale du secteur avec un resserrement qui se dessine peu à peu. Virages Graphiques a récemment fusionné avec Actes Sud BD, Delcourt s’est laissé engloutir par le groupe Editis, qui lorgnerait aussi sur Albin Michel et sa section BD… De grandes manœuvres dans la perspective des grandes menaces qui se précisent: la pire des concurrences digitales pourrait être celle de l’IA et sa promesse de «BD clé en main», dans lequel les dessinateurs seront remplacés par des prompts et les éditeurs classiques deviendront potentiellement inutiles.

Reste un dernier (gros) problème, qui touche cette fois tous les éditeurs, et le cœur même du métier: l’essor du roman graphique (avec ses grosses paginations, son coût, son prix, ses one shots et son peu d’effet sur le reste d’un catalogue) au détriment de la série (avec son format classique de 48 pages cartonnées et en couleur, la fidélisation de son lectorat et un effet d’aspiration sur le reste du même catalogue) fragilise les structures mêmes de la production de bande dessinée mainstream. Construites pour vendre, beaucoup, une poignée de séries, elles se retrouvent aujourd’hui à devoir vendre, moins, beaucoup de titres. Toujours selon GfK, le secteur du one shot représente aujourd’hui 37% du volume des ventes (+6% en un an) face aux séries qui représentent 63% (-5%). Or, le prix moyen de l’un (18 euros) n’est pas celui de l’autre (23 euros). Une «gentrification» de l’offre en bande dessinée francophone la coupant un peu plus encore des couches populaires… qui ont fait son succès et son économie.

 Trois maisons d’édition, Trois cas

Appel à l’aide: Çà et Là

«On ne vous apprend rien, le secteur du livre connaît depuis des mois un passage difficile et, comme pour de nombreuses librairies ou maisons d’édition indépendantes, la santé économique de Çà et Là n’est pas au beau fixe.» Ainsi commence l’appel à l’aide que l’éditeur français Çà et Là, spécialisé dans le roman graphique international, a lancé la semaine dernière sur les réseaux sociaux: 10.000 euros a minima, pour lequel il fait appel, comme Les Requins Marteaux avant lui (voir ci-dessous) au financement participatif via la plateforme HelloAsso. «Après deux années florissantes (2022 et 2023), on s’attendait à un retour à la normale, , commente le quatuor à la tête de la maison indépendante lancée il y a 20 ans, mais la situation est beaucoup plus rude que prévue. Les ventes en librairie ont baissé, baissent encore, et celles, exceptionnelles, de La Couleur des choses ne suffisent plus à compenser les titres qui se vendent peu. A nos charges habituelles s’ajoute le remboursement d’un prêt souscrit pendant le Covid. Et il y a aussi notre passage en Scop qui nous apporte joie et bonheur mais qui a eu un coût (5.000 euros), et a rendu les banques plus frileuses. Concrètement, on manque de trésorerie.» Un appel surprenant, au moins à deux titres: Çà et Là s’est toujours distinguée des autres maisons par une transparence sur ses comptes et ses ventes absolument remarquables (elle est la seule), mais peut aussi s’enorgueillir de vrais succès à la fois publics et critiques, avec des moissons de prix dans les festivals, dont Angoulême, et des hits comme les récits de Derf Backderf (Mon ami Dahmer, Kent State) ou l’improbable Couleur des choses de Martin Panchaud. Si même eux ont des soucis de trésorerie…

Opération «Ça va pas là» sur Hello Asso 

Sursis: Les Requins Marteaux

Il s’en est fallu de peu pour que Les Requins Marteaux n’aient plus les moyens de réimprimer les quelques best-sellers et chefs-d’œuvre qui faisaient jusqu’ici survivre ces iconoclastes Bordelais (Pinocchio de Winshluss, Ferraille Illustré, les livres de Hugues Micol, Cizo, Blexbolex, Willem…) et d’imprimer tout court leurs nouveautés à venir (dont l’attendue suite du Paz et Polly de Juliette Bensimon Marchina). Prix du papier, de l’énergie, baisse des ventes et gestion un peu punk d’une structure qui l’est elle-même… les Requins avaient besoin en avril de 15.000 euros pour survivre, eux qui s’étaient déjà séparés de leur collection «BD Cul», a priori rentable. Ils les ont obtenus, et les voilà repartis, au moins un an ou deux

Faillite: Les Humanoïdes Associés

Liquidation judiciaire pour «Les Humanos», procédure de sauvegarde pour La Boîte à Bulles (rachetée il y a huit ans) et de grosses interrogations quant à la survie de la mythique revue de BD SF Métal Hurlant, créée en 1975 et relancée il y a quatre ans dans les kiosques avec un certain succès… Les 18 salariés de la branche française des Humanoïdes Associés, maison à moitié américaine depuis son rachat par l’homme d’affaires Fabrice Giger, ont appris le 26 juin dernier leur licenciement collectif. Une liquidation qui sera suivie d’une restructuration pour sauver ce qui pourra l’être. Les Humanos publiaient, outre Métal Hurlant piloté depuis Los Angeles, encore une trentaine d’albums par an sur le marché francophone.

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