Ersin Karabulut dénonce la Turquie d’Erdogan, en dessin
Caricaturiste et éditeur d’un magazine satirique en Turquie, Ersin Karabulut fut le témoin direct de l’ascension d’Erdogan. Dix années qu’il raconte en bande dessinée dans le deuxième volet de son Journal inquiet d’Istanbul.
«Quand j’ai commencé à être publié dans Fluide Glacial (NDLR: dès 2016), quand j’ai commencé à venir en France ou en Belgique dans des festivals, on me demandait toujours « Alors, c’est comment d’être un dessinateur de presse en Turquie? », explique Ersin Karabulut, au sommet de son art autobiographique dans le deuxième volume de son Journal inquiet d’Istanbul. J’ai vite compris que j’avais quelque chose à raconter là-dessus, surtout qu’il y a beaucoup de clichés et de malentendus sur mon métier ou ce qu’est réellement devenu ce pays. Beaucoup ne savaient pas, par exemple, que la Turquie a eu très longtemps une grande tradition de journaux satiriques, très populaires. Le nôtre, Uykusuz (insomniaque, en français), n’a sans doute pas été le meilleur d’entre tous, mais il a été l’un des derniers… Je voulais aussi, avec ce livre, montrer mon respect envers cette tradition, envers ces artistes talentueux, courageux et souvent inconnus qui m’ont précédé ou qui essaient encore d’exercer. C’était comme une mission pour moi de raconter leur histoire, de leur rendre hommage. Je ne suis pas le seul de mon métier et du magazine à avoir souffert d’un syndrome de stress post-traumatique, et pas seulement sous forme d’insomnies.»
«Je voulais aussi montrer mon respect envers ces artistes talentueux, courageux et souvent inconnus qui essaient encore d’exercer.»
Ersin Karabulut et «l’obligation de comprendre»
Avec ce deuxième volume, l’auteur des Contes ordinaires d’une société résignée (son premier album en français, paru chez Fluide Glacial en 2018) rentre dans le dur de son récit et de sa propre histoire: dix années, entre 2007 et 2017, pendant lesquelles vont se développer en même temps et presque en parallèle la montée d’un régime autoritaire et autocratique, la création d’une revue satirique rapidement abonnée aux problèmes et aux pressions, et le développement de la propre conscience politique d’Ersin Karabulut, qui fera de lui, presque malgré lui, un artiste (très) engagé.
«Je n’ai jamais été quelqu’un de très courageux, de très militant, mais j’ai dû le devenir, à cause de Erdogan!»
«Je n’ai jamais été quelqu’un de très courageux, de très militant ou de très engagé –je suis surtout et d’abord un dessinateur qui adore dessiner– mais j’ai dû le devenir, à cause d’Erdogan! A cause de lui, et des choses qui se passaient tous les jours dans nos rues. Et protester, comme au parc Gezi en 2013 (NDLR: né pour protester contre la fermeture programmée du parc Gezi à Istanbul, le mouvement a fini par réunir des centaines de milliers de Turcs opposés à la politique d’Erdogan. Des manifestations violemment réprimées), c’était comme une dernière chance. Notre seule chance. J’ai compris, dans ma chair, que la politique n’était pas séparée de la vie, qu’elle est au contraire très présente et qu’il faut s’en saisir pour ne pas être broyé. En France, en Allemagne, en Europe, on a laissé faire Erdogan en se persuadant que « ça ne pouvait arriver que là-bas », en prenant à tort la Turquie pour un pays typique du Moyen-Orient, ce qu’elle n’est pas. Les pays occidentaux ont gardé de bonnes relations avec Erdogan comme ils s’apprêtent à le faire avec Trump… Mais aujourd’hui, j’ai des amis aux Etats-Unis, où j’ai vécu deux ans (NDLR: Ersin Karabulut réside aujourd’hui à Paris), qui me disent vouloir partir vivre au Canada! C’est souvent le premier réflexe: fuir un régime dans lequel on ne se reconnaît plus et qui vous fait horreur. Reste l’obligation de comprendre ce qui se passe, et d’agir si on le peut.»
RÉCIT
Journal inquiet d’Istanbul, T2, 2007-2017de Ersin Karabulut
Dargaud, 184 pages.
4/5
Lancer son propre journal (à succès) est une aventure en soi, qui à elle seule méritait un récit. Mais le vivre sous le régime de Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre puis président de Turquie, est encore plus singulier, et soudain dramatique: la montée d’un régime de plus en plus autoritaire et répressif, les manifestations sanglantes du parc Gezi, un coup d’Etat militaire suivi de purges massives, des attentats, l’ombre de Charlie Hebdo… Ersin Karabulut a vécu tout ça en direct et le raconte comme personne à travers un dessin, plus abouti à chaque tome, digne de Kurtzman, entre caricature et réalisme. Quelque part, aussi, entre Riad Sattouf et Joe Sacco.
«On l’a déjà vécu, et on ferait bien de nous écouter: les Turcs sont devenus des experts du fonctionnement d’un régime autoritaire!»
Canari dans la mine
Vertigineux hasard du calendrier, notre conversation se tient au lendemain de l’investiture de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, et de son premier discours présidentiel… qui, par son radicalisme, ses provocations ou sa démesure, en a rappelé d’autres à Ersin Karabulut. «C’est la même chose, tellement la même chose… J’alimente une sorte de petite théorie complotiste avec quelques amis: on a laissé faire en Turquie parce qu’on a vu que ça fonctionnait, et qu’on pouvait en tirer des leçons et des manières d’agir… Et ce que je vois et entend de Trump, c’est fou, ce sont les mêmes méthodes de propagande, les mêmes contrevérités, la même instrumentalisation de la religion et du patriotisme, la même haine envers la presse qui pose trop de questions. Des hommes riches liés à d’autres hommes riches, avec énormément de pouvoir et d’outils entre les mains pour réprimer, traquer ou mener des politiques d’extrême droite… C’est exactement la même chose! Nous sommes vraiment dans des temps proches de grands changements qui dépassent le seul cas de la Turquie. L’IA, les changements climatiques, des milliardaires sociopathes comme Musk au pouvoir… Le monde va emprunter des chemins qu’il n’avait jamais pris. Nous, les Turcs, on regardait ça jusqu’ici avec un petit sourire en coin, parce que l’on sait. On l’a déjà vécu, et on ferait bien de nous écouter: les Turcs sont devenus des experts du fonctionnement d’un régime autoritaire! Mais ma seule arme, c’est encore et toujours le crayon.»
La lecture de ce deuxième volume de son Journal inquiet se révèle effectivement très inquiétante dans ses échos, mais aussi éclairante. Elle explique presque à elle seule, et comme le redit Ersin Karabulut, à quel point le dessin de presse et la caricature restent de vraies armes face aux puissants. «C’est l’écrivain Kurt Vonnegut qui a fait cette métaphore sur l’art, mais qui se prête bien à l’humour et au dessin de presse; l’art, c’est le canari dans la mine. Une petite chose innocente mais qui sent venir le danger, avant les autres. Le dessin, l’humour, ce sont des outils très puissants, et des autocrates comme Erdogan ou d’autres le savent très bien, ils sont loin d’être idiots même s’ils agissent parfois comme tels. Je pense vraiment que les artistes, et les caricaturistes en particulier, sont de ce bois-là: des canaris dans la mine.»
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