Critique | BD

Dans Kurtz, Michaël Matthys nous plonge au cœur des ténèbres

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Un dessin qui tend à ­l’abstraction.

Michaël Matthys, éditions FRMK

Kurtz

367 pages

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Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Il a fallu plus de dix ans à Michaël Matthys pour achever son adaptation graphique du roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres. Suffocant et anxiogène, Kurtz dissèque le retour en barbarie.

La lugubre odyssée-fleuve composée par Michaël Matthys s’étend sur 368 pages et plus de 700 dessins. Plombée, bouchée, comme on le dit d’un ciel, elle emmène le lecteur dans la fange, elle lui fait perdre pied. Autant dire qu’il ne ressort pas indemne de ce voyage au bout d’une lugubre nuit africaine. « Mehr Licht », « Plus de lumière« , supplie l’impuissant témoin en refermant l’opus, à l’instar de Goethe sur son lit de mort.

La quête rejouée est celle de Charles Marlow, jeune officier de la marine marchande britannique, mandaté pour retrouver Kurtz, directeur d’un comptoir et collectionneur d’ivoire disparu quelque part dans la jungle. Michaël Matthys (Charleroi, 1972) signe avec Kurtz bien autre chose qu’une simple adaptation du roman de Joseph Conrad. Il est encore moins question d’ »illustrer » le texte paru en 1899. Ce dans quoi s’est embarqué Matthys relève davantage d’une transcription aux contours métaphysiques -l’intéressé n’a pas mis les pieds au Congo, ce qui s’avère sans doute pertinent pour la vérité d’un résultat final se présentant comme une vision au fusain hallucinée.

Dans ce cheminement à couvert, Matthys réduit la narration à sa plus simple expression. L’usage intensif du noir et blanc, parfois imprégné de sang de bœuf, dessine une trame quasiment abstraite, comme déréalisée. Sachant l’époque à laquelle ce projet a germé -on peut le faire remonter à 2009-, il n’était pas insensé de se dire qu’il ne verrait jamais le jour. À tel point que plusieurs observateurs s’étaient même inquiétés pour Michaël Matthys, craignant la noyade, voire un destin à la Orson Welles, dont l’adaptation POV -une caméra subjective entre les mains de Kurtz, un rôle qu’il imaginait endosser- n’a jamais abouti. Heureusement, il n’en est rien. C’est même avec aplomb que l’artiste, pourtant pas spécialement connu pour être loquace, répond à nos questions le temps d’une visioconférence.

Il revient sur les origines du travail. « Le sujet qui m’obsède depuis mes études est celui de la perte d’identité, du retour à la sauvagerie. Pour mieux cerner l’auteur de Lord Jim, sur lequel j’étais en train de travailler, j’ai décidé de lire Au cœur des ténèbres. Le texte a allumé quelque chose en moi, d’autant plus qu’il rencontrait une autre obsession que j’avais pour la nature, la jungle obscure« , explique-t-il. Fort de cette évidence, Matthys va lire, relire et surtout désosser le texte pour se l’approprier. Il va enrichir son univers par de nouvelles lectures, notamment Congo. Une histoire de David Van Reybrouck, et la découverte d’archives familiales liées à la période coloniale -un album de photos qui lui a permis entre autres d’ajouter des images ferroviaires à Kurtz, une réalité dont il n’est pas fait mention dans Au cœur des ténèbres.

Mélopée bègue

Le risque lié à la mise à sac de la trame originelle dont s’est affranchi l’auteur de Moloch était l’enlisement. Heureusement, c’est en se raccrochant à la figure de Kurtz, pourtant une case quasi vide dans la longue nouvelle de Conrad, que Michaël Matthys a retrouvé un sol ferme, une moelle épinière à l’histoire. Kurtz est ce personnage dont le désir outrepasse le surmoi. Une opportunité qui lui est sans doute fournie par la canopée, paravent végétal idéal pour pousser à son extrémité le rêve impérialiste de la métropole. Le personnage est aussi celui qui révèle au « civilisé » sa défaite contre les pulsions qui l’habitent, lui qui se croyait l’inverse du « sauvage ».

« Quelque oncle retourné en barbarie sous le casque de liège« , mentionnait Pierre Michon dans Vies minuscules. Le texte épars, presque mutique, qui serpente au fil du récit -on dirait une mélopée bègue (« D’autres« , « Puissant« , « Pourriture« …)- peut se lire comme la rumination mentale d’un personnage déserté par les valeurs morales. Cette absence de ciel étoilé, entendu comme une constellation de garde-fous protégeant du pire, emmène le lecteur faire un tour du côté du Voyage au bout de la nuit. L’omniprésence de traits verticaux et obliques qui rayent le dessin renvoie elle vers Bardamu, le héros du roman de Céline, silhouette en plein délitement aux prises avec « ce chaos où nos molécules veulent aller se perdre« . Tout prend l’eau.

Plus de 700 dessins composent Kurtz de Michaël Matthys.


Bien sûr, plus que la littérature, c’est le cinéma qui s’impose ici, Matthys opérant tout à la fois comme caméraman, réalisateur et monteur au départ d’un format A4 -cette dernière dimension d’assemblage se traduit par une articulation de plans fixes incroyablement sobres et symétriques qui emmène très loin des vertiges visuels parfois cultivés dans les romans graphiques.

En termes de sources, l’artiste cite Sans soleil de Chris Marker, documentaire imprégné d’une conscience aiguë de la finitude des êtres et des choses, tout comme Aguirre, la colère de Dieu, dans lequel Werner Herzog filme un personnage ivre de destruction -fabuleux Klaus Kinski- ainsi qu’une nature hostile à l’humanité. Michaël Matthys est-il prêt à tourner la page de cet univers après lui avoir consacré tant de temps? Pas si sûr. Le natif de Charleroi évoque l’achat récent, chez un brocanteur, de Dans les ténèbres de l’Afrique, le récit signé par Henry Stanley qui a inspiré Conrad. « Je suis en train de lire après coup les deux volumes. Ils font surgir plein d’images en moi. Il y a aussi la personnalité de Léon Rom, ce militaire belge auteur d’un ouvrage raciste Le Nègre du Congo, dont on dit qu’il collectionnait les crânes humains. Il aurait peut-être inspiré la figure de Kurtz. Il n’est donc pas si sûr que ça que je tourne la page du Congo« , analyse l’intéressé. Toujours est-il qu’on attend avec impatience une exposition qui réunirait, comme on a déjà pu en voir des bribes à la galerie Jacques Cerami ou à Été 78, les compositions grand format nées dans la foulée de cette entreprise vaste comme un continent.

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