
Comment le polar est devenu un refuge pour la BD franco-belge

Dupuis ouvre avec Parker une nouvelle et ambitieuse collection Aire Noire, dédiée au polar. Un genre devenu filon pour la BD franco-belge, à la fois moderne et fidèle à ses acquis.
Le premier de ses romans noirs graphiques vient de paraître, «une œuvre forte, qui pose d’emblée les ambitions de la collection» et qui tiendra lui aussi du serial, comme l’œuvre originale dont il est issu: La Proie, un épisode de Parker, le bandit très «hard boiled» décliné en 24 romans par l’Américain Donald E. Westlake sous son alias Richard Stark.
Tantôt braqueur, tantôt cambrioleur, mais toujours froid et précis, Parker se lance ici dans une chasse à l’homme évidemment impitoyable et sans état d’âme à travers les Etats-Unis pour choper le traître qui a emporté le butin de leur dernier braquage de banque. Un «bad guy» heureusement mû par un vrai code d’honneur, et cette fois adapté par Doug Headline au scénario (ancien de Métal Hurlant, spécialiste du genre et déjà multiadaptateur, qui devient aussi codirecteur de la collection) et Kieran au dessin, passé lui par Ankama ou feu le magazine Aaarg!, branché punk et contre-culture. «Kieran incarne parfaitement l’ADN graphique et esthétique que l’on entend donner à cette nouvelle collection, explique Olivier Jalabert: un dessinateur original qui n’est pas académique, même moderne, mais qui combine malgré tout une forme de classicisme et d’élégance.»
On vise des lecteurs entre 40 et 60 ans, exigeants, chez qui l’effet de collection peut être important si on ne les trompe pas sur la marchandise.
Une signature et un duo que l’on devrait retrouver régulièrement dans Aire Noire, puisque celle-ci ne produira que «trois albums par an, au maximum», tout en accueillant le serial Parker et d’autres adaptations de Westlake, Dupuis ayant signé un large deal avec ses héritiers (des adaptations de son autre grand anti-héros, John Dortmunder, sont en chantier). Le reste de la collection accueillera des œuvres originales voire des rééditions issues du catalogue Dupuis, dans un label cette fois taillé pour eux, comme les adaptations de Jean-Patrick Manchette par Max Cabanes, ou la suite de Contrapaso d’abord sorti hors collection.
Ce tome 2, réalisé par l’Espagnole Teresa Valero, qui sort dans la foulée de Parker, tort ainsi, de façon assez maligne, le cou à une critique un peu «woke » qui pourrait être faite à cette nouvelle collection aux petits airs de «boys club»: il n’y a pas plus «mâle alpha» que Parker, dans un genre, le «hard boiled», plutôt connu pour son «male gaze» et ses univers très masculins voire masculinistes, comme de coutume dans les années 1960 ou 1970 et les récits américains de Richard Stark. «Doug a évidemment dû adapter certains aspects de ce personnage très macho, parce que l’on veut aussi être le reflet de notre époque, sans dénaturer l’œuvre originelle», admet Olivier Jalabert. Un éditeur qui sait aussi à quel public il s’adresse avec cette collection et cette vision un peu old school du polar, mais aussi de cette bande dessinée franco-belge «qualitative et néoclassique»: «Des lecteurs entre 40 et 60 ans, exigeants, chez qui l’effet de collection peut être important si on ne les trompe pas sur la marchandise.» Une marchandise devenue valeur à la fois sûre et refuge pour les éditeurs francophones, qui, tous, multiplient aujourd’hui les sorties labellisées «polar».
Parker: La Proie
De Doug Headline et Kieran, d’après Richard Stark, éditions Dupuis, 112 pages.
La cote de Focus: 3,5/5
POLICE PARTOUT!
3 exemples savoureux de polars en BD.
Electric Miles
POLAR FANTASTIQUE de Brüno et Nury (Glénat).
4,5/5
Le duo Brüno/Nury est au roman noir graphique contemporain ce que Raymond Chandler ou Dashiell Hammett ont été au hard boiled: la crème de la crème du genre, avec des œuvres déjà cultes ou références comme Tyler Cross ou Chris Kyle. Ils remettent ça, mais comme toujours (très) différemment, avec cet Electric Miles a priori en deux tomes, aux frontières du polar, du pulp et du fantastique, quelque part entre Philip K. Dick, Stephen King et Charles Burns. Un pâle agent littéraire y remet en selle Wilbur H. Arbogast, un auteur fou et hanté dont le dernier manuscrit sent le soufre: « Deux lecteurs sont devenus fous et ont dû être internés. La troisième fois, le lecteur m’a dit merci, puis il s’est jeté du 28e étage.» Flippant et magistral.
Brigade Babylone
POLAR URBAIN de Pauline Guéna et Mahi Grand (Denoël Graphic).
3,5.5
La scénariste et romancière Pauline Guéna s’est immergée pendant deux ans au sein d’une brigade criminelle de la police de Versailles, puis dans le commissariat d’une de ses agglomérations parisiennes remplies de «barres», de logements sociaux, de colère, de pauvreté et de crimes, où on entend, la nuit, les «chouffes» annoncer l’arrivée des «condés» à grands cris de «Babylone! Babylone!»… Un vrai travail d’enquête et de sociologie qui prend ici la forme d’une fiction chorale agrémentée de témoignages, dans une graphie elle aussi singulière, presque douce et parfois colorée, que l’on n’associe pas aux codes ou archétypes du genre policier, ou à cette banlieue déjà très visitée.
Calle Malaga
POLAR BRONZÉ d’Eacersall et Blondel (Grand Angle).
3/5
Un jeune Français, dont on ne connaîtra rien, pas même son nom, avant des pages, se planque dans une station balnéaire déserte du sud de l’Espagne. Il n’y croise rien ni personne, mais garde en permanence ses lunettes noires et sa capuche malgré le soleil de plomb. Jusqu’à ce qu’il rencontre un touriste un peu lourd et benêt qui semble s’être perdu dans son motel sordide, et va déclencher de l’action, du dialogue et du texte dans ce polar très longtemps silencieux –jolie prouesse. Un vrai thriller andalou, bien moite, qui semble lui aussi ouvrir une brèche, plus polar, dans le label «ado-adulte et aventures» de l’éditeur Bamboo, lui-même plus connu pour ses gros nez que ses gros flingues.
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