Avec Deep Me, Marc-Antoine Mathieu continue d’étendre le champ des possibles de la BD
Marc-Antoine Mathieu, Delcourt
Deep Me
120 pages
Marc-Antoine Mathieu n’en finit plus de repousser les limites de son médium. Dernier exploit conceptuel: Deep Me, soit 120 pages (presque) entièrement noires et (presque) sans dessin, formant pourtant une “vraie” bande dessinée.
On pensait Marc-Antoine Mathieu presque perdu pour la bande dessinée. Que lui restait-il comme territoires inconnus à explorer après tant d’albums conceptuels fabriqués en plus de 30 ans de carrière, depuis L’Origine, le premier de ses sept Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves (qui se lit “Kafka” à l’envers)? Le dessinateur et auteur français né en 1959 semblait avoir usé de toutes les recherches formelles et philosophiques, indissociables chez lui. Des albums qui font, du livre-objet et du médium même, des éléments intrinsèques au récit, des BD qui se lisent dans les deux sens (Le Début de la fin et La Fin du début), contenant des cases trouées, des spirales découpées; des livres ne contenant aucun récit mais bien des dizaines de couvertures d’autres livres “en attente de leur récit” (Le Livre des livres); des albums comme des errances, constitués de flèches, de silence et de désert (S.E.N.S.)… Des albums de bande dessinée proposant chaque fois une réflexion méta sur la bande dessinée et sur le livre comme support, tenant autant de l’art plastique et de la recherche formelle que du 9e art, mais qu’il semblait délaisser peu à peu pour des expositions lui offrant trois dimensions -comme dans l’expo Dédales, 2, qui s’est tenue il y a quelques semaines à peine à la Galerie Huberty & Breyne à Bruxelles, constituée de dessins, de peintures mais aussi d’installations visuelles et sonores exploitant le thème, encore une fois, du labyrinthe et de l’errance. Bref, on pensait la BD désormais trop étroite pour lui. Et on avait tout faux, à la fois sur Marc-Antoine Mathieu et sur le potentiel de la bande dessinée. Car voilà Deep Me, un “thriller métaphysique” réellement haletant et prenant, et pourtant constitué pour l’essentiel… de cases entièrement noires. Un concept qui a dû faire sursauter et suer éditeur et imprimeur, et qui pourtant fonctionne presque mieux qu’il ne l’avait imaginé. Une formidable exploration du “Grand Rien” qui repousse une nouvelle fois les frontières et la définition même d’une bande dessinée… qui n’en pas pas fini d’être explorée.
Comment est né ce livre, on ne peut plus noir dans sa conception et même son fond?
Marc-Antoine Mathieu: Il est né de l’ambiance très particulière du confinement, en partant d’un postulat assez simple: poussons ce principe de confinement à l’extrême. Qu’est-ce que ce serait, le confinement le plus radical qui soit? Soit une personne plongée dans le noir, complètement paralysée, et qui ne possède que l’audition pendant certaines périodes de veille qui apparaissent entre les blancs, ou plutôt les noirs. J’ai commencé à faire des pages avec toutes ces cases noires avec parfois une voix off -ou plutôt une voix in!- pour voir si ça fonctionnait. Et ça fonctionnait bien mieux que je ne pensais: la non-image provoque plus d’images qu’on ne pourrait en dessiner. Et puis très vite, le concept a été relayé par le récit. Le germe est un concept, mais un album de BD ne peut pas seulement être un objet de design. Très vite, il y a forcément du verbe, de la langue et puis beaucoup, beaucoup de bande dessinée! Celle-ci charrie du texte, des cases ou des espaces inter-iconiques qui eux-mêmes génèrent des ellipses, des images, des actions… J’ai juste poussé les curseurs un peu plus loin que d’habitude. J’ai toujours aimé ce jeu avec le pré-existant, explorer les choses. Je suis formaté comme ça. Si je devais faire de la cuisine, je chercherais sans doute comment réinventer la patate.
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Ce livre est donc très conceptuel, et pourtant c’est celui qui semble le plus tenir de la BD dans vos dernières productions, de plus en plus plastiques. On vous pensait lassé…
Marc-Antoine Mathieu: Pas du tout, au contraire même. Deep Me est presque un manifeste pour la bande dessinée, que je n’ai jamais laissé tomber, même avec Trois rêveries, mon précédent, qui était à la lisière de l’objet et du médium. Je pense encore, et plus que jamais, que la bande dessinée en a encore énormément sous le pied, au point qu’elle va tirer à elle d’autres formes artistiques. Il y aura dans l’avenir toute une bande dessinée bien plus poreuse que ce qu’elle a pu être dans le passé. Les jeunes auteurs osent plein de choses, il y a beaucoup de tentatives intéressantes. On n’a pas fini d’en voir! De nombreux artistes et structures ont, depuis les années 80 et 90, fait exploser le système. Je pense à L’Association, à Fréon et Amok devenu Frémok, à La Cinquième Couche… Beaucoup de maisons qui ont remis leur savoir-faire sur la sellette pour visiter le médium, l’élargir et le traiter -pour le dire un peu pompeusement- comme un art. Ce qui veut aussi dire qu’il l’était peut-être depuis le début! Il a juste dû passer par “l’enfance de l’art” avec des productions plus naïves mais très belles, juste peut-être moins matures. La BD était une planète, elle est devenue une galaxie, plus vaste, avec des horizons différents.
Tout est-il possible aujourd’hui en BD? On a quand même le sentiment que vous êtes une exception dans le paysage francophone, là où les auteurs anglo-saxons semblent travailler plus la forme et le médium.
Marc-Antoine Mathieu: Tout ce qui sera possible de faire avec un livre sera fait en bande dessinée, j’en suis persuadé. Les Anglo-Saxons comme Daniel Clowes, Charles Burns, Richard McGuire ou Chris Ware ont peut-être pris un peu d’avance parce qu’ils n’avaient pas… tout le passé franco-belge sur le dos. Ils se sont décomplexés plus rapidement, pensant tout de suite l’objet sans le vieux carcan de l’album de BD en 48 pages cartonnées-collées. On a mis un peu plus de temps à s’en défaire, il est ancré en nous: Julius Corentin Acquefacques, pour original qu’il était, c’était encore du 48 cc, il était impensable d’éditer autre chose!
Sans dévoiler quoi que ce soit de Deep Me, il y est aussi question d’intelligence artificielle. Est-ce un intérêt que le récit imposait ou, là encore, est-ce parce qu’on y trouve des territoires vierges et encore inexplorés?
Marc-Antoine Mathieu: C’est un sujet qui me passionne depuis des années, et on est d’ailleurs en train d’assister à une véritable révolution copernicienne autour de la pensée humaine, entre les “psychonautes” qui cartographient le cerveau et étudient ce qui fait qu’à un moment, de l’intelligence et de la conscience émergent, et les mathématiciens qui ont inventé et développé les algorithmes et des machines qui génèrent de la complexité, et qui sont donc bien plus que des machines. C’est vertigineux, et la prochaine Terra Incognita. En quinze ans, on a fait des bonds invraisemblables pour comprendre ce qui se passe dans nos crânes. Et mon confort à moi, c’est d’être curieux.
Deep Me: notre critique
“Adam?” Au début, il n’y a que cette question, qui s’impose au lecteur et qui, seule, fend l’obscurité. Adam, prénom de celui qui est plongé dans le noir absolu, incapable de bouger ni de s’exprimer, à peine conscient de ce qui l’entoure dans de rares moments de veille, longuement entrecoupés de plages de silence sombre et d’une voix intérieure, celle d’Adam, qui tente, comme le lecteur, de comprendre ce qui lui arrive. Qui sont ces gens qui l’entourent, ces phrases qu’il n’arrive pas à décoder, et ce noir trop profond que pour être une simple cécité? “Ici, il n’y a rien, hormis peut-être un espace, que je ne peux que supposer.” Adam est-il dans le coma, à l’hôpital, emprisonné, manipulé? Et est-ce sa femme, un médecin ou un flic qui l’interpelle, lui parle et semble vouloir le faire revenir à la vie, si retour il y a? Pour le savoir, et se faire surprendre, il faut donc se plonger, presque les yeux fermés, dans ce Deep Me effectivement d’un noir profond qui pousse une nouvelle fois la bande dessinée -et l’imprimeur de Marc-Antoine Mathieu- dans ses derniers retranchements. Son dernier livre-objet bénéficie ainsi d’un “jaspage noir sur tranche et d’un cold foil en couverture” qu’aurait apprécié Pierre Soulages, mais aussi et surtout d’un “vrai” récit digne d’un thriller. Prenant et surprenant.
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