RUN et Florent Maudoux, Label 619/Rue de Sèvres
A Short Story: La Véritable Histoire du Dahlia Noir
112 pages
Run, créateur et “show runner” du Label 619, féru de sous-culture et de bande dessinée d’exploitation, s’offre A Short Story, un grand roman graphique sur Elizabeth Short, alias Le Dahlia Noir, victime devenue icône macabre.
Tout qui a ouvert un livre, allumé sa télévision ou regardé un film ces 30 ou 40 dernières années connaît, même vaguement, le nom d’Elizabeth Short et surtout son surnom de Dahlia Noir que lui colla le Los Angeles Herald Examiner de William Randolph Hearst dès le lendemain de son meurtre, le 15 janvier 1947. Le corps d’Elizabeth fut retrouvé, littéralement cisaillé en deux, dans un terrain vague de L.A. Elizabeth avait 22 ans, était originaire de Boston, dans le Massachusetts, et avait traversé, comme tant d’autres, tous les États-Unis pour tenter de devenir une star hollywoodienne. Un meurtre spectaculaire rentré presque aussitôt dans la culture macabre et populaire américaine avant de devenir mondiale avec le roman de James Ellroy en 1987, Le Dahlia Noir, et son adaptation au cinéma par Brian De Palma en 2006.
Est-ce parce qu’Elizabeth incarnait un certain rêve américain, pour la sauvagerie de son assassinat, parce que ce dernier reste toujours irrésolu trois quarts de siècle plus tard ou qu’il symbolise à lui seul tous les féminicides de l’Occident moderne? Sans doute pour toutes ces raisons à la fois, déjà traitées, aussi, en bande dessinée –l’adaptation du roman d’Ellroy par David Fincher, Matz et Miles Hyman, Le Dahlia Noir, paru en 2013 dans la défunte collection Rivages/Casterman. Mais jamais dans une forme hybride, mêlant BD, BD reportage, textes, documents d’époque et enquête journalistique comme le proposent aujourd’hui Run, Florent Maudoux et leur Label 619 (produit et distribué depuis un an par Rue de Sèvres après avoir fait les beaux jours branchouilles d’Ankama) avec ce remarquable et remarqué A Short Story, justement sous-titré La véritable histoire du Dahlia Noir. Car contrairement aux dizaines de livres, de films ou de téléfilms déjà consacrés à l’affaire, le scénariste Run a délibérément choisi de s’intéresser à la vie plutôt qu’à la mort d’Elizabeth. “La presse de l’époque l’a présentée comme une traînée, troquant son corps pour un verre ou un repas…”, explique ainsi le fondateur du Label, se décrivant lui-même comme “show runner” plutôt que comme scénariste, et “fasciné par cette affaire depuis plus de dix ans”: “On a dit que c’était une vamp sulfureuse en quête de gloire. On l’a décrite comme une lesbienne dépravée et vénale, suggérant qu’elle aurait mérité son sort funeste. Elizabeth n’était en réalité rien de tout ça. C’était une jeune femme perdue et déracinée, naïve et pleine de contradictions, comme le Los Angeles des années 1940 en concentrait des centaines. Au travers de ce projet, nous voulions avant tout redonner à Elizabeth l’image qu’elle aurait peut-être souhaité que l’on retienne d’elle par-delà les mystifications et au-delà d’un corps coupé en deux, abandonné dans un terrain vague, par une froide nuit de janvier.”
Moins pulp, moins trash
Run, de son vrai nom Guillaume Renard, et son acolyte Florent Maudoux, connu jusqu’ici pour ses séries Freak’s Squeele ou DoggyBags, le reconnaissent eux-mêmes: ils sont sortis, avec cette Short Story, “de leur zone de confort et sans partir, pour une fois, dans le trash”. Le Label 619 s’est effectivement bâti jusqu’ici sur une bande dessinée “d’exploitation” pourvoyeuse de fictions et de sous-genres généralement (très) violents, se nourrissant à toutes les cultures urbaines d’aujourd’hui -jeu vidéo, street art, culture geek et numérique, séries télé, récits de genre, séries B, séries Z… On doit ainsi à Run la franchise Mutafukaz, pleine de références West Coast.
Or s’il revient à L.A. avec Elizabeth Short, Run n’y va plus par le pulp et le comics, mais via un beau livre grand format extrêmement documenté (et disponible aussi en noir et blanc), nourri entre autres par les documents récemment déclassifiés par le FBI, et disponibles en ligne, notamment l’abondant courrier qu’Elizabeth Short a produit pendant son chaotique séjour dans la Cité des Anges. Se dessine alors, au fil des pages, le portrait d’une jeune femme en recherche de reconnaissance et d’elle-même. Un travail de fond pour rendre sa dignité à une femme bafouée, qu’on ne pensait pas voir naître dans ce “boy’s club” très hipster qu’est le Label 619, et pourtant visiblement capable de revenir à un certain classicisme depuis son mariage heureux avec Rue de Sèvres -à l’image de Hoka Hey, de Neyef, autre sortie actuelle du label, et grand western dans la plus pure tradition. Que les fans de la première heure du Label se rassurent, le crew continue aussi de creuser sa propre culture pulp avec des albums collectifs, comme Lowreader, une anthologie d’horreur dont le deuxième tome vient de sortir. “Mais toutes nos productions se rejoignent dans leurs thématiques et leurs intentions”, conclut Run: “traiter de la condition humaine, sous toutes ses formes”.
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