BD et armée: Engagez-vous, qu’ils disaient!
L’armée française, “deuxième acteur culturel de l’état”, investit massivement dans la bande dessinée via des prix, des coéditions ou en recrutant directement des auteurs. au rapport!
La bande dessinée prend du galon. Et même des Galons. On connaîtra ainsi, en avril prochain, qui de Après-guerre, Après le 13 novembre, Géostratégix et autres Hitler est mort (en tout, 18 nominés parmi “plus de cent œuvres proposées par 35 maisons d’édition”), recevra en France son “Galon de la BD”, un prix (et 6 000 euros) remis chaque année depuis trois ans visant à “récompenser des créations récentes et originales traitant du fait militaire, des conflits armés, de leurs conséquences ou des enjeux de défense. Il permet au ministère des Armées de mettre en avant un autre regard sur les liens qui unissent un peuple à son armée.” Il permet aussi de porter un autre regard sur les liens, parfois ténus, qui unissent une bande dessinée à son armée. Ainsi, nouveauté cette année, un prix Jeunesse (3 000 euros) sera également attribué pour une œuvre “sur la thématique du fait militaire ou des enjeux de défense, particulièrement accessible aux collégiens et lycéens” -et on voit mal comment la breloque échapperait aux Enfants de la résistance (8 tomes chez Le Lombard, de Ers et Dugomier). Des Galons qui ne sont en réalité que la partie la plus visible d’un nouveau “softpower” plus profond et conséquent, qui voit l’armée française investir -et s’investir- de plus en plus dans la bande dessinée. Laquelle n’a pas l’air de rechigner à renouer avec ses racines (très) conservatrices.
Ce nouvel investissement de l’armée hexagonale dans la BD a été acté dès 2019, dans le rapport Imaginer au-delà – Document d’orientation de l’innovation de défense, qui recense “les enjeux de l’innovation pour le ministère des Armées” et qui consacrait la création d’une Red Team, soit une cellule “chargé́e de proposer des scé́narios de disruption. L’objectif est d’orienter les efforts d’innovation en imaginant et en réfléchissant à des solutions permettant de se doter de capacités disruptives ou de s’en prémunir.” L’armée a donc recruté des écrivains, futurologues, auteurs de science-fiction et de bande dessinée pour leur écrire et mettre en scène de la speculative fiction et leur inventer des conflits que les militaires n’ont pas vu venir! Six cents auteurs (!) se sont portés candidats, dix ont été recrutés, parmi lesquels l’écrivain DOA, le scénariste Laurent Genefort ou l’auteur bruxellois François Schuiten, qui se dit lui-même “ex-soixante-huitard antimilitariste” mais qui y a vu “un vrai défi intellectuel” (et qui avait déjà collaboré précédemment avec Dassault Systèmes, le département high-tech de l’avionneur, sur des applications de réalité augmentée). Le voilà désormais habilité “confidentiel-défense” et coauteur de deux ouvrages labellisés Red Team, d’ores et déjà parus aux éditions des équateurs. Dans Ces guerres qui nous attendent (2e volume paru en janvier), la Team explore en textes et dessins “les guerres possibles et imaginables dans les trente prochaines années”, entre “weaponization” du vivant, plantes tueuses, rationnement énergétique et mégafeux.
Art subversif ou au pas
Mais l’armée ne se contente pas d’utiliser la fiction pour mieux préparer ses troupes: elle investit désormais aussi directement dans l’édition et la coédition de romans graphiques pour porter la bonne parole militaire. La DMCA (Direction de la Mémoire, de la Culture et des Archives) a ainsi vu une hausse conséquente de ses budgets pour coéditer (à hauteur maximale de 50% du prix de fabrication) une quinzaine d’ouvrages par an, devenant alors “le garant de l’objectivité des propos tenus et de leur réalité historique et militaire (…) et s’assurer de la neutralité des écrits”. Le récit Qui a cassé Enigma? ou la série Hellfighters, tous deux parus aux éditions Nouveau Monde, ont ainsi bénéficié des fonds et du logo Ministère des Armées. De même, le dessinateur Sera, premier à avoir bénéficié d’une résidence dans un fort militaire pour avancer sur son projet autour de la guerre d’Indochine. Autant d’initiatives qui ne manqueront pas d’attirer de plus en plus d’éditeurs et de grands groupes d’édition dans les filets de la Grande Muette; le militarisme et les récits de guerre font en effet toujours les beaux jours d’une BD franco-belge réaliste au public encore large.
Certains comme les éditions Zéphyr (rachetées en 2014 par Dupuis, lui-même dans le giron du géant Média Participations), “label de référence de l’aventure aéronautique ou militaire en bande dessinée”, ou les éditions du Triomphe (“revivez les aventures de grands soldats ainsi que des formations militaires d’élite en bande dessinée”), en ont même fait leur principale ligne éditoriale et fonds de commerce. Un militarisme assumé qui étonnera peut-être les tenants d’une bande dessinée volontiers subversive, telle qu’elle s’exprime depuis les années 70 dans l’humour ou l’alternatif (voire chez les plus grands et les plus populaires, tels Goscinny ou Franquin), mais qui n’a en réalité jamais été la norme -la bande dessinée populaire et destinée à la jeunesse est née dans le giron d’éditeurs conservateurs bien décidés à “éduquer la jeunesse”. Et qui y reviennent, au pas bien cadencé.
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