Critique | BD

BD: avec « Madones et putains », Nine Antico atteint les sommets de son art

4,5 / 5
© National

Nine Antico, Dupuis/Aire libres

Madones et putains

144 pages

4,5 / 5
© National
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Nine Antico retrace trois destins de femmes dans l’Italie du XXe siècle. Trois récits de “sexualités empêchées et de corps punis” mêlant l’iconographie de son enfance aux thématiques féministes qui lui sont chères. Puissant!

Dans la tête de Nine Antico, il y a d’abord eu Lucia, “qui a donné naissance au livre”. Lucia, née de différents témoignages, de ses visites des catacombes de Palerme et de sa lecture de La Peau de Curzio Malaparte, “un texte sur la libération de l’Italie par les Américains pendant la Seconde Guerre mondiale, où je retrouvais dans sa vision des Américains à Naples ma propre déconstruction du mythe américain sur lequel j’ai déjà beaucoup travaillé. Et puis je me suis posé la question de la sexualité en temps de guerre, un temps où on n’est pas censé avoir envie de baiser. Et pourtant.” Ainsi est née Lucia, Sicilienne amoureuse d’un soldat allemand, qui sera tondue puis exclue de toute vie sociale.

Une femme italienne au destin tragique, rejointe dans ce fantastique et éprouvant Madones et putains par deux autres, lesquelles ont réellement vécu le martyre que Nine Antico retrace: Agata, envoyée au début du siècle dans un sanatorium abominable pour échapper aux péchés de ses parents -sa mère a été assassinée par son amant. Et Rosalia, placée sous protection pour avoir osé livrer les noms des mafieux de son village. Trois femmes aux prénoms de saintes dont Nine Antico détaille en parallèle leur histoire et leurs calvaires, tordus et sexuels, qui ne pouvaient naître que dans l’esprit des hommes -dont celui de les livrer à la prostitution pour éprouver leur sexualité… “Des histoires de sexualités empêchées, de corps qui paient, de corps qui sont punis, pour frustrer un désir. L’histoire de femmes qui ont été ou trop vénérées, ou trop jugées, et ces deux endroits-là ne sont pas les bons pour exister. Deux cases où il est impossible de trouver sa place, et que les hommes ont pourtant accolées de manière immuable aux femmes.

Sorcières et madones

Depuis ses premiers fanzines Rock This Way et son premier récit autobiographique, Le Goût du paradis, en 2008, Nine Antico s’est toujours attachée à défendre, puisqu’il doit l’être, le désir féminin, souvent en brossant des portraits de femmes, contemporaines ou non, mais toujours portées par un parcours sulfureux et réprouvé par la morale, forcément masculiniste et patriarcale. Des thématiques très féministes qu’elle ne sacrifie pourtant jamais à ses autres intérêts ou passions, que ce soit l’Amérique (Coney Island Baby en 2010, Autel California en 2014) ou le corps, féminin ou non (tel Il était 2 fois Arthur, un récit de boxe et de ségrégation écrit il y a quatre ans pour le dessinateur Grégoire Carlé, déjà chez Aire Libre).

Un extrait de Madones et putains de Nine Antico.

De la même manière, et plus profondément encore qu’auparavant, la Française Nine Antico renoue dans Madones et putains avec ses racines italiennes, et surtout avec toute l’iconographie, religieuse ou païenne, qui a profondément marqué son enfance et ses séjours dans les Pouilles, dans la famille de son grand-père paternel. “Des images pieuses parfois ensanglantées, des petites peintures fascinantes, des madones, des autels votifs… Parfois la nuit, quand je dormais chez mes tantes, je n’osais pas ouvrir les yeux tellement ces images étaient fortes et macabres. Ma famille n’était pas religieuse mais cette iconographie faisait partie du folklore, du paysage. J’ai toujours su qu’il y avait là un terreau que j’avais envie d’exploiter.” Un terreau qui va se révéler plus fertile encore au moment d’effectuer ses recherches sur les saintes siciliennes, et les martyres qu’elles ont subis: “Des femmes torturées sexuellement pour savoir si elles étaient pécheresses… Exactement ce qu’on a fait subir aux soi-disant sorcières. Ce rapprochement entre sorcières et madones, toujours sous l’angle de la sexualité réprouvée par la morale ou la religion, cette éternelle culpabilité judéo-chrétienne, cette symbolique de la virginité, tout ça m’a paru évident et très riche.” Dont acte.

On ne peut effectivement que confirmer l’intérêt de ce roman graphique singulier, aussi riche en informations peu glorieuses que puissant et gothique dans son approche formelle et narrative. Délaissant parfois son noir et blanc éprouvé, né de son appétence pour les comics underground, pour des effets de couleurs qui ne sont jamais gratuits, quand il s’agit de portraitiser une sainte ou de représenter le sang des femmes qui fait si peur aux hommes, Nine Antico atteint les sommets de son art, érudit, féministe mais toujours rock’n’roll. Madones et putains s’avère ainsi un jalon important voire incontournable de son parcours d’autrice qui veut “mettre en lumière des femmes qui font avancer la liberté”. Telle la peintre et écrivaine anglaise Mina Loy, considérée comme une “mauvaise fille” par ses parents, et qui a revendiqué toute sa vie et dans tous ses textes le droit des femmes au plaisir de la chair et à une vie sexuelle. Nine Antico place logiquement quelques lignes d’elle en ouverture de ce livre important: “Certaines derrière les rideaux/La nuit venue frémissent/Sous les étoiles se leurrent”.

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