Avec le formidable Visage de Pavil, Jeremy Perrodeau tombe le masque
Avec Le Visage de Pavil, formidable récit autour d’un voyage immobile, mais aussi méta-récit, Jeremy Perrodeau s’affirme comme une des grandes voix de la nouvelle BD contemporaine.
C’est une île qui n’existe pas, loin d’un Empire qu’on ne verra jamais, “au sud de la péninsule caspézienne, c’est ainsi que vous la nommez, il me semble”. “Vous”, c’est Pavil, qui se dit scribe de l’Empire, envoyé à mille lieues d’ici pour régler un contentieux administratif, et dont l’aéroplane vient de se crasher dans un champ. Et celle qui lui parle, c’est Vasco, bourgmestre de Lapyoza, un archipel qui vit en autarcie depuis très longtemps, loin de l’Empire, mais juste au-dessus des ruines englouties d’une civilisation disparue.
Pavil va être contraint de vivre plusieurs semaines dans cette petite communauté rurale, en prenant sa part dans les tâches quotidiennes du village mais aussi en se familiarisant avec les coutumes et croyances étranges de cette communauté qui ne ressemble à aucune autre, avec son immense totem sans visage, ses rituels a priori sans sens et ses masques que lui ramène chaque jour la marée depuis l’île voisine, l’île interdite. C’est là “où vit celui que personne ne voit mais que tous vénèrent”: Hodä, le démiurge et la divinité locale. Mais faut-il vraiment croire toutes les histoires qu’on vous raconte, qu’il s’agisse du mythe de Höda, de la véritable identité de Pavil, ou même du dernier et formidable album du Français Jeremy Perrodeau? Avec Le Visage de Pavil, l’auteur de 35 ans brise en tout cas ses propres plafonds de verre en termes de narration, d’imaginaire et de profondeur, et enfonce le clou déjà très bien planté avec Le Long des ruines, Crépuscule ou Isles, ses précédents albums, tous disponibles chez l’éditeur 2024. Avec Jérémie Moreau ou Léa Murawiec, il s’affirme comme l’un des plus singuliers talents de la nouvelle génération.
“Raconter un récit raconté”
“Après Le Long des ruines, qui était à nouveau un pur récit d’exploration plutôt anxiogène, j’avais envie d’un contre-pied, nous a expliqué l’auteur. Je suis donc parti dans ce récit de non-voyage, sur un personnage coincé dans un endroit dont il ne peut pas partir. Ça m’intéressait de me confronter au fait de raconter une histoire quand on ne s’y déplace pas, ce que ça implique en termes de mise en scène et de narration. Tout en faisant ce que je préfère faire dans la bande dessinée: mettre tout un monde en place, bâtir un univers avec ses règles, son passé et ici ses croyances. Mais ces mondes me servaient jusqu’à présent de… cadres de travail. Or ici, toute cette construction est devenue un véritable élément du récit: comment s’est construit Lapyoza fait partie de l’histoire même que je raconte, et c’est très grisant! Le rapport aux mythes s’est alors presque imposé de lui-même: qu’est-ce que raconter une histoire? Comment y croire? Comment raconter un récit raconté? Et comment le récit lui-même façonne-t-il notre manière de voir? Car une histoire présentée comme vraie pose toujours la question du mensonge, que ce soit sur les raisons de la présence de Pavil ou sur ce fameux Hodä. En entamant le récit, je savais qu’il faudrait me confronter à cette question, que Pavil se rende enfin sur cette île interdite pour y confronter ses propres vérités et récits, et résoudre le mystère qui plane sur tout l’album. Mais je devais essayer aussi de ne pas rater cet instant, cette révélation, souvent fatale pour beaucoup de fictions à suspense. Et surtout, je voulais n’y imposer aucune vérité. Il s’agit au contraire de pousser le lecteur à apporter ses propres réponses.”
Un défi particulièrement réussi ici, jusqu’aux dernières cases, qui laisseront le lecteur décider du visage qu’ils y verront… Un appel à l’intelligence et à l’implication des lecteurs qui, là aussi, fait désormais partie des marques de fabrique de Jeremy Perrodeau: “Je n’ai personnellement aucune frustration à refermer un livre et un univers pour passer à autre chose, mais tant mieux si le lecteur en ressort avec la sensation de ne pas en avoir fait le tour! J’espère faire des albums qui restent, qui continuent de vivre après les avoir refermés, qui peuvent prendre un peu de place dans le cerveau des gens. Ça prend tellement de temps et d’énergie de réaliser une bande dessinée, autant essayer de faire en sorte qu’elle puisse exister et perdurer plus longtemps que son temps de lecture.”
“La ligne plutôt que le geste”
Ce formidable Visage de Pavil est également servi par une ébouriffante érudition. Les multiples mythes, croyances, artefacts et rituels inventés par l’auteur trouvent leurs sources à de multiples références, digérées, synthétisées et réinventées, des livres de Miyazaki au film The Wicker Man en passant par les tableaux de L’Île des morts de Böcklin, des rites aborigènes ou des folklores locaux. “J’essaie de créer quelque chose venu d’ailleurs, sans aucune appropriation culturelle directe, mais capable de parler à l’inconscient collectif.” Reste le graphisme de Jeremy Perrodeau, aux portes du minimalisme, et qui, une fois encore, n’appartient qu’à lui: “Le dessin me vient comme je le dessine, mais mes formations en graphisme et typographie expliquent sans doute mon attrait pour la ligne ou la composition plutôt que le geste. J’aime que le dessin soit un langage de retranscription du réel, où la synthèse est importante.”
Le Visage de Pavil ****(*), de Jeremy Perrodeau, éditions 2024, 160 pages.
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