« Critiquer la société iranienne, c’est ma mission en tant qu’artiste! »

Rana (Taraneh Alidoosti) et Emad (Shahab Hosseini), un couple éprouvé par un déménagement aux conséquences tragiques. © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Le nouveau film d’Asghar Farhadi confirme l’approche néo-réaliste d’un cinéaste témoin de son temps et d’une humanité complexe.

Il comprend fort bien l’anglais, mais c’est en farsi qu’il préfère s’exprimer, assisté de sa fidèle et brillante traductrice Massoumeh Lahidji. Chaque mot compte quand on est un artiste iranien qui n’a pas pris (ou dû) prendre le chemin de l’exil. Et que vos propos ne manqueront pas d’être scrutés, rapportés, analysés, jusque dans les sphères fréquentées par les censeurs… Car sans jamais heurter de front le tabou absolu qu’est la religion, le réalisateur d’Une séparation pose à travers ses films un regard douloureusement lucide, et subtilement critique, sur la société de son pays.

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Comme souvent dans son cinéma, le natif d’Ispahan (la province, pas la ville) emmène le spectateur dans une forme d’enquête, sur les pas de personnages amenés eux-mêmes à découvrir progressivement la complexité du réel une fois percée la surface des choses. « Je me mets moi-même, le premier, dans cette situation, explique Farhadi, je suis dans la même posture que le spectateur. Comme lui, je suis des pistes et j’essaie petit à petit de mettre à jour le coeur de l’intrigue. Ce n’est pas du tout comme si je savais clairement ce que je voulais dire au départ et que j’ajoutais ensuite des couches de mystère par-dessus. Simplement je suis comme lui, le spectateur, à la recherche de la vérité. Les personnages nous embarquent dans leur parcours. Nous les accompagnons. Le suspense n’est pas créé par de grands événements dramatiques mais par de toutes petites choses de la vie quotidienne. »

Des choses banales, en apparence, qui font aussi l’universalité de films ancrés profondément dans la réalité iranienne et qui nous parlent pourtant de manière familière. « Les médias présentent souvent un pays ou une culture sous la forme de clichés, offrant une vision réductrice. Le seul angle intéressant pour les médias étant celui de la politique, tout est transformé par ce prisme-là. Alors que si l’on va plus au fond des choses, des individus et des problématiques d’une société, les êtres humains sont les mêmes partout. Ils ont les mêmes interrogations, les mêmes enjeux, les mêmes difficultés. Évidemment, l’expression de tout cela diffère d’une culture à l’autre, mais en dehors de ça, il est évident que nous sommes tous les mêmes! Le cinéma permet d’aller au-delà des clichés médiatiques, d’emmener le spectateur à des niveaux de compréhension plus grands. Plus vous pénétrez dans le réel des individus, dans leur intimité, dans leur subjectivité, plus vous vous sentirez proche d’eux, par-delà les différences de surface. »

Shahab Hosseini (à droite) a décroché le prix d'interprétation à Cannes.
Shahab Hosseini (à droite) a décroché le prix d’interprétation à Cannes. © DR

La démarche de Farhadi implique-t-elle, pour lui, de sortir constamment de sa zone de confort, comme sont contraints de le faire les personnages de ses films? Surtout quand la reconnaissance internationale, festivalière, est là, amenant parfois des attentes… « C’est en effet une chose importante pour moi, répond le cinéaste, mais cela ne signifie pas que je doive prendre systématiquement le contre-pied de ce qui est attendu de moi, aller vers quelque chose de totalement inattendu et différent. Ce que j’essaie de mener à bien, ce qui fait mon cheminement, c’est d’aller de plus en plus au fond des thématiques dont je me sens proche. Entre Une séparation et Le Client, il y a des thèmes communs mais aussi une évolution en termes de langage cinématographique, de situations, de contrées dans lesquelles les personnages sont amenés à s’aventurer. Il s’agit pour moi de toujours approfondir, en me servant d’instruments différents, de moyens différents. Ma structure dramatique reste un peu toujours la même, mais la nature des relations, des comportements, varie. Pour devenir plus fine, plus subtile. En développant entre autres la pratique du hors-champ, où j’invite le spectateur à voir ce que je ne montre pas. J’aime que le cadre ne donne pas toutes les informations. C’est pourquoi -et même si je me suis trouvé obligé de tourner cette fois en numérique pour des raisons d’économie- je préfère la pellicule au cadre numérique, car ce dernier donne trop d’informations, aux dépens du mystère, du travail à faire par le spectateur… »

Empathie

« Tout le monde a ses raisons de faire ce qu’il fait. Mon devoir est de les comprendre. Ce qui ne signifie pas que je les approuve pour autant!« , réagit Farhadi à l’évocation d’un univers jamais en proie au manichéisme. « Dans Le Client, le sentiment d’empathie est très important, même envers des personnages qui commettent des actes inacceptables« , poursuit le réalisateur. S’il a choisi d’introduire dans son film la pièce d’Arthur Miller Death of a Salesman, « c’est parce qu’au centre de la structure narrative se trouve un personnage -l’intrus- qui est comme une version iranienne du commis voyageur de la pièce. C’est le même homme, y compris dans sa description physique, son rapport avec sa femme, la structure de leur famille. Les deux histoires font miroir, l’enjeu dramatique était là… » Si le titre anglais, The Salesman (Le Vendeur), fait sens, Farhadi n’approuve pas du tout le choix d’un titre français trahissant son idée de départ. « Appeler le film Le Client inverse totalement la perspective, regrette-t-il amèrement, j’étais résolument contre. En persan, le mot Vendeur n’a pas de genre, il s’applique ainsi à plus de personnages, à cette femme qui vend ses charmes mais aussi à Emad qui a vendu son âme, et à d’autres encore. Alors que Client réduit tout à un seul personnage, fausse l’appréhension du film. Ces choses vous échappent, malheureusement. Quand votre film sort dans un pays, c’est le distributeur qui choisit le titre…  »

Interrogé sur la question du regard porté par ses films sur les femmes, le réalisateur déclare immédiatement: « Je ne prêche pas d’idéologie, je ne fais pas de mes films des manifestes féministes. Les bases du féminisme relèvent pour moi d’une telle évidence qu’elles ne devraient même plus faire l’objet de discussion! Il y a juste que quand j’écris une histoire, j’ai plus de respect pour les femmes. Elles sont plus responsables, leurs décisions ont plus de sens que celles des hommes… »

Une question d’image

Ashgar Farhadi
Ashgar Farhadi© DR

La filiation néoréaliste qui lui est souvent prêtée, Asghar Farhadi l’embrasse avec enthousiasme. « J’ai vraiment été formé par ce cinéma néoréaliste italien, c’est lui qui a nourri mon imaginaire, mon rapport au monde. C’était aussi un cinéma auquel nous pouvions nous identifier, en Iran. Le réel qu’il nous donnait à voir correspondait largement au nôtre. C’était proche de nos vies. Il faut se rappeler que j’ai grandi dans un pays en guerre, les huit ans de guerre contre l’Irak. Les enjeux de l’Italie d’après la Seconde Guerre mondiale étaient aussi les nôtres… » Le propos du cinéaste, quand il se mit lui-même au travail, fut « d’ajouter à cette base néoréaliste du drame, le drame et le suspense étant généralement absents des films néoréalistes italiens« .

Le Client est sorti voici deux mois en Iran, et c’est le plus grand succès de Farhadi là-bas. « La perception de mon travail est globalement la même qu’en dehors du pays, explique-t-il, à l’exception d’un petit groupe radical qui me reproche de donner une mauvaise image de l’Iran. Ils voient tout par le prisme de la politique, ils croient toujours qu’il y a un complot quelque part, et que si un artiste iranien remporte un succès à l’étranger, s’il y est reconnu, c’est forcément dans l’idée de nuire au pays, en fait au régime… Personne ne m’empêchera pour autant de critiquer mon pays, la société. Cela fait partie de ma mission en tant qu’artiste!  » Après une expérience en France (Le Passé), Farhadi va tourner en Espagne, pour Pedro Almodóvar, un remake d’Une séparation. « Si je suivais la voie du confort, je ne tournerais qu’en Iran, une société que je connais, que je comprends parfaitement, et dans ma langue maternelle. Mais les pressions que je subis de ce groupe dont je parlais -alors qu’il me semble donner une image très tendre des Iraniens- me poussent à vouloir de temps en temps m’échapper, tout en donnant d’autres aspects à mon cinéma. En Iran, je filme avec mon coeur. À l’étranger, c’est plutôt avec mon cerveau… Sans que jamais, pour autant, le processus ne cesse d’être organique. Il m’est venu hier soir, par surprise, une idée qui est décisive pour la structure dramatique de mon prochain film. Vous ne commandez pas ces choses. L’inspiration vient quand elle veut! »

TRADUCTION DU FARSI: MASSOUMEH LAHIDJI.

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