Fabrice Murgia: « Quand je vois l’état de nos théâtres et de nos artistes, j’ai peur pour nos hôpitaux »

FocusVif.be Rédaction en ligne

À la fin de la représentation de son spectacle, Notre peur de n’être, à Avignon, Fabrice Murgia a tenu à s’exprimer en faveur des intermittents. Nous vous retranscrivons ici sa lettre in extenso.

Fabrice Murgia
Fabrice Murgia© Renaud Callebaut

Bonjour,

Je m’appelle Fabrice Murgia, et je suis le metteur en scène de Notre peur de n’être. Je soutiens fermement la lutte des intermittents du spectacle français et je voudrais ce soir leur demander de laisser dans leur combat une place à la Belgique.

Je suis un artiste international dans la programmation de ce festival. Je suis artiste associé au théâtre National de Bruxelles. J’ai répété ce spectacle à la Comédie de Saint-Etienne pendant six semaines. Nous étions dix-huit personnes sous contrat, logées, défrayées, et nous nous apprêtons à partir en tournée. Il a été difficile de réunir tout l’argent pour répéter dans des conditions aussi confortables, mais j’ai eu les moyens de créer ce spectacle parce que je bénéficie de la confiance artistique de mon gouvernement, de mes coproducteurs, de mes partenaires du service public et privé. Je m’exprime de cet endroit-là, parce que j’ai encore la chance de pouvoir faire mon métier.

En ce mois de juillet, on considère les artistes présents à Avignon comme des ambassadeurs. Ce soir, je vais faire mon métier d’ambassadeur.

Je demande à toutes les compagnies belges présentes dans ce festival de me rejoindre sur ce plateau. Beaucoup de ceux qui ne sont pas ici ne sont pas ici parce qu’à cette heure-ci, ils travaillent. Je voudrais, dans la continuité du spectacle, témoigner de notre peur.

Je ne m’adresse pas tellement à toi, public, qui a acheté un billet. Peut-être que tu en as assez. Mais je sais que si tu es là ce soir, c’est parce que tu voudrais encore venir dans les prochaines années. Je prends donc la parole pour m’adresser aux citoyens qui connaissent peu la situation des artistes par l’intermédiaire des journalistes présents.

Grâce à la confiance et au soutien de ceux qui m’accompagnent, j’ai pu en quelques années faire des voyages incroyables, et je me dois de revenir vers vous avec un sentiment, vous le rendre avec poésie. C’est de ces voyages que naît ma peur de n’être.

Je ne parlerai pas des endroits du monde où il est dangereux de monter sur un plateau pour s’exprimer, car cela me ferait reconsidérer l’annulation du 12 juillet. Ce jour-là, peut-être que nous avons perdu, mais nous avons dû en arriver là pour montrer qu’une menace n’est pas qu’une menace.

Je parlerai de pays très modernes, « exemplaires », dans lesquels on a naturellement cru qu’on pourrait se débarrasser d’un siège de théâtre pour s’offrir un lit d’hôpital. Un fauteuil de théâtre pour un lit d’hôpital. C’est une idée magnifique, mais je ne m’attarderai pas ce soir sur le prix d’une consultation, ni de l’état des hôpitaux dans ces pays-là. Quand on abandonne un fauteuil de théâtre, c’est inévitablement qu’on va mal. Très mal. Et quand je vois l’état de nos théâtres et de nos artistes, j’ai peur pour nos hôpitaux, et c’est normal.

Quand chaque jour, plusieurs théâtres en Europe apprennent que leur subvention est revue à la baisse, que les forums sociaux où s’échangent les idées disparaissent, j’ai peur que se soigner devienne un truc de riches.

Quand je réalise que nous avons accès à internet depuis trente ans, et que nous sommes incapables d’inventer de nouvelles formes d’économie culturelle, notamment en matière de partage des oeuvres, je me sens pris pour un con, alors j’ai peur.

Quand il faut figurer dans la programmation du Festival d’Avignon In pour qu’on parle vingt secondes de spectacle vivant dans un JT, j’ai aussi un peu peur.

Quand je lis la presse et les articles sur la situation des artistes, qu’à la fin de l’article, je parcours les commentaires des tribunes populaires sur les forums internet, ce n’est plus de la peur. C’est quelque chose d’autre, c’est plus qu’une peur… Enfin… Nous sommes beaucoup ici, et imaginez qu’on parle comme ça de vous… Ça fait plus que peur.

C’est comme une peur qui vous dépasse, qui touche à votre mémoire génétique globale, humaine.

C’est comme quand on se bat à défendre la beauté, à dresser le portrait de l’Homme, mais que le modèle est horrible, stupide, égoïste, méprisant, il vous regarde de travers, comme s’il allait descendre de son socle, arracher votre chevalet, vous le taper sur la gueule, et prendre en plus votre portefeuille qui était presque vide… Oui ça fait peur, et en même temps, comment dire, on doit l’aimer, sinon on ne peut pas le peindre, évidement. C’est une peur qui touche à ce qui nous relie, ce qui nous permet de vivre ensemble dans le respect mutuel. Cette peur pour nos enfants, le monde qu’on leur laisse. Une peur que tout à coup, tout le monde se mette à penser la même chose des artistes.

Que faut-il demander aux journalistes belges présents ce soir au Festival d’Avignon? Faut-il leur demander de ressortir les chiffres de la culture, et prouver une fois de plus qu’elle est rentable? Triste et désolant argument… Faut-il en passer par là?

Je demande à tous les journalistes belges présents ce soir au Festival d’Avignon de s’adresser à nos concitoyens.

Dites-leur qui nous sommes…

Dites-leur que nous sommes là pour poser des questions critiques sur le monde que nous construisons ensemble. Rien à affirmer. Juste des questions pour les aider à construire.

Dites-leur que nous aussi, nous avons peur de la « crise », mais pitié, dites-leur de nous aider à freiner la crise des valeurs, crise de la solidarité.

Dites-leur que nous avons peur des regards de ceux qui pensent que nous profitons du système quand nous nous tuons au travail et que nous ne voyons pas nos enfants depuis plusieurs semaines.

Dites-leur que le spectacle n’existe pas que dans le gradin, mais aussi dans les classes de leurs enfants, dans leurs souvenirs.

Dites-leur qu’on a deux mille ans d’expérience dans ce secteur florissant, et que ce n’est pas rien.

Surtout, dites-leur que nous sommes comme eux: dites-leur que nous voulons travailler. Juste travailler.

Dites-leur dans les premières pages de votre journal s’il vous plaît.

Et dites-le dans les pages qu’ils liront, parce que vous l’aurez compris, je ne vous parle pas que de spectacle.

Dites-leur en changeant le mot « théâtre » par le mot « hôpital », parce que certains d’entre eux sont malades de mépris et c’est humiliant pour nous tous.

Continuez à leur dire ce qui se passe au sud et au nord de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais parlez-leur de l’utilité de la culture.

Chers collègues, merci de porter ce texte par vos présences. Chers spectateurs, merci d’avoir assisté à cette représentation de Notre peur de n’être

Au théâtre belge, comme au Festival d’Avignon, vous êtes chez vous.

Bon festival, et bonne fête nationale.

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