Squeaky Lobster, fils de Gorecki et de Squarepusher
Épisode cinq de notre série Belgium Underground, en collaboration avec PointCulture: Squeaky Lobster, qui n’a toujours pas d’album à ce jour mais marqua les consciences avec deux EP’s: Will-O-The Wisp EP (en 2011) et Killing Eleven (en 2013), tous deux publiés sur le label bruxellois Vlek.
Au moment d’écrire ces lignes, à la mi-avril avril 2016, Laurent Delforge n’a toujours pas sorti d’album sous le nom de Squeaky Lobster. Cela fait pourtant un « bail » qu’il se produit sous ce pseudo choisi en hommage à un homard en plastique qui traînait sur un coin de baignoire dans une ancienne colocation. Au pif, le sien, 2009/2010, « le début des premières tentatives live en solo ». Deux EP’s ont suivi, sur le label Vlek, en 2011 et en 2013. Depuis, rien, sinon des prestations scéniques. « Potentiellement », l’album existe pourtant, « sur l’un ou l’autre disque dur ». Il se fait juste que d’autres choses se finalisent en priorité. C’est que Delforge est un musicien très occupé, investi dans de multiples projets, pas seulement électroniques, mais aussi jazz et électroacoustiques. Ça lui prend un temps d’autant plus fou qu’il se reconnaît geek, nerd même, « attentif aux détails qu’il sera le seul à entendre ». Sur ce CV bien rempli, Squeaky Lobster est l’alias « accidentellement » orienté dancefloor. Delforge: « Même si je ne pense pas que ma musique soit la plus « dancefloor friendly » qu’il soit, les endroits dans lesquels je me retrouve à jouer live sont pour la plupart du temps liés au clubbing. Il y a aussi un rapport au beat et à la pulsation qui fait que les gens bougent malgré tout pas mal sur Squeaky Lobster. Le rythme est pour moi quelque chose de très important mais c’est loin d’être le seul élément qui puisse définir ce qui me plaît. J’aime beaucoup la notion de cinéma pour l’oreille. Je tends d’ailleurs à chercher intimement la juste balance entre le « voyage sonore » et la « fête du dancefloor ». En fait, je suis très fan des disques que je peux à la fois écouter tranquillement dans mon salon devant mes enceintes mais qui, dès que joués sur les membranes d’un gros soundsystem, m’amènent tout à fait ailleurs. »
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
De fait, la musique de Squeaky Lobster est assez indéfinissable. Sur Discogs, on la qualifie de glitch, cette étiquette que l’on a jadis collée à des artistes comme Aphex Twin, Autechre et Carsten Nicolai. La caractéristique retenue est en fait l’insertion dans les compositions musicales d’erreurs et de dysfonctionnements électroniques. Or, chez Squeaky Lobster, il y a bien des cassures de rythmes et des sons qui partent en vrille mais cela ne relève pas forcément d’accidents. Laurent Delforge confirme d’ailleurs ne pas du tout se retrouver dans les étiquettes. Pas plus celle-là que toutes les autres: « Glitch, pour moi, c’est juste un terme technique lié à tous ces horribles plugins « all in one » qui te font tous ces effets hyper attendus, complètement clichés, de la musique électronique. C’est ce qui génère l’ambiance kermesse, « tout à 1 euro ». De toutes façons, je n’aime pas la « labellisation » de la musique en général et encore moins quand il s’agit de la mienne. C’est trop réducteur et, pire, c’est comme un marquage, une délimitation territoriale, d’ailleurs souvent faite à ton insu. Pour moi, chaque projet et chaque morceau sont un nouveau terrain de recherche, un nouveau trip. Je me sens limité par les désignations qui peuvent peut-être coller à un EP mais qui n’auront plus rien à voir avec la prochaine série de morceaux que j’aurai envie de sortir. Une étiquette musicale, c’est une terminologie grossière qui sert à organiser une bibliothèque iTunes, jamais un adjectif que je choisirais pour résumer la palette d’émotions que je cherche à véhiculer. »
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Si les adjectifs et les étiquettes se décollent, le jeu des influences et des déclencheurs est nettement plus parlant. Laurent Delforge se souvient ainsi de stages de jazz en Wallonie, vers ses 16/17 ans, organisés en été par les Lundis d’Hortense dans un complexe sportif « reconverti en ashram de la jam session ». S’y retrouvaient « en autarcie », « plein de geeks du jazz » qui pouvaient y jouer à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Beaucoup étaient de véritables bêtes musicales, des virtuoses, parmi lesquels un certain Robby, « ce batteur fou qui jammait toute la nuit avec son cousin trompettiste en droppant des beats de malade a 170 BPM dans un vieux local au fond d’un couloir. » Durant quelques heures, Delforge se souvient avoir joué avec ces types une musique qu’il juge toujours inqualifiable, innommable, différente et déterminante: « là où tout le monde ne parlait que de Miles Davis ou de John Coltrane, eux m’ont mis dans les oreilles du Gorecki et Squarepusher. Ça a clairement été un déclencheur pour moi. »
En fait, c’est assez simple. Dans les années 90, on aurait osé écrire que cette musique s’adressait principalement aux « headz », c’est-à-dire aux enfumés sortis des dancefloors techno et hip hop pour se plonger dans les pistes les plus barrées des compilations Mo’Wax, dans le « abstract hip hop » et le « offbeat », dans le breakbreat déconstruit et l’intelligent dance music des labels Warp et Rephlex. Vingt ans plus tard, résumer tout cela à un « kif mental » pourrait sonner insultant mais la filiation semble assez évidente. Il y a même incontestablement un petit côté DJ Shadow à Squeaky Lobster, qui ne base certes pas son travail uniquement sur les samples mais s’est déjà fort plu à échantillonner des bouts de musique très Bollywood et du psyché ricain des seventies pour les coller sur du gros beat post-hip hop. Ce genre de mixture, ce genre de son, de collages, on sait d’où ça vient, où en est la source. Depuis 20 ans, il existe un underground spécifique, notamment à Bruxelles, qui chipote ces idées, qui sort à tirages très limités des artistes embarqués dans ce genre de trips. Des labels comme Elf Cut, Thin Consolation et Unrezt s’y sont collés, avant de disparaître ou de rester en stand-by. Autre filiation évidente: Herrmutt Lobby, chipoteurs verviétois spécialistes du beat bizarre désormais partiellement reconvertis en start-up imaginant des applications musicales et quelques instruments futuristes.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Aujourd’hui, c’est incontestablement Vlek qui est le fer-de-lance d’une quasi-troisième génération (ou deuxième, c’est discutable) de labels défenseurs de ce genre de trips. Squeaky Lobster semble intimement lié à Vlek, même si Delforge temporise: « Ce sont des amis et j’étais là aux débuts mais c’est une structure qui s’est toujours positionnée par rapport aux artistes comme une plateforme de diffusion et de « propulsion » internationale. Il n’y a aucun contrat d’exclusivité et Squeaky Lobster continue d’ailleurs d’évoluer en dehors du label, sans que je ne leur doive rien. Ils m’ont aidé à avoir une visibilité, des contacts et des concerts au-delà de la Belgique mais jamais ils ne m’empêcheront d’aller voir ailleurs, bien au contraire. » De là à envoyer ses démos à Universal, il y a un pas qui ne sera certainement jamais franchi. Ce homard-ci ne sera pas victime de la surpêche.
Belgium Underground, la nouvelle application de PointCulture, est disponible sur iOS et Android. Infos et téléchargement: www.belgium-underground.be
>> Lire également: L’appli Belgium Underground, l’autre Sound of B.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici