Lester Lewitt, la vie de rave-star
À l’occasion du lancement de l’application Belgium Underground et en collaboration avec PointCulture, Focus revisite durant 10 épisodes l’histoire de 10 albums marquants même si parfois méconnus de l’underground belge. Chanson française, synth-pop, électronique de salon, post-rock et garage-punk mélodique au menu. Épisode 3: Kombinations Hypothetiqs de Lester Lewitt, paru sur Elf Cut en 2000.
Du catalogue du label Elf Cut, on aurait pu choisir un autre disque, l’un de ceux sortis par Cédric Stevens sous le nom de The Syncopated Elevators Legacy, par exemple. Il y aurait eu beaucoup de choses à en dire. On aurait du même coup rappelé bien des souvenirs à ceux qui aimaient « se retourner le cerveau » dans les soirées organisées par Stevens, notamment à la salle PK de la VUB, où il mixait sous le pseudonyme d’Acid Kirk. Toujours actif aujourd’hui, Stevens était un personnage clé de cette époque, comme ont aussi pu l’être Uriel et D-Jack, tous objets d’un culte perso et tous assez symptomatiques de ce Bruxelles de la fin des années 90 où l’underground électronique de la capitale s’entretenait des petits côtés berlinois dans sa volonté de « toujours plus ». Toujours plus de sons bizarres, plus d’heures sur le dancefloor. Toujours plus de raves sous des ponts à Woluwé, plus de défonces et plus d’afters interminables à écouter en boucle Squarepusher et AFX dans des appartements dont les loyers dépassaient alors rarement 500 euros. Bien que très bon album lui aussi parcouru de breakbeats énervés et d’ambiances ouateuses, Kombinations Hypothetiqs est somme toute assez peu représentatif de tout ça. Sorti en 2000, c’est surtout un disque de rupture(s) et en quelque sorte le mot de la fin pour Elf Cut. Mais une fin ouverte, un peu comme l’envol des colombes et le ciel bleu à la fin de Blade Runner.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Elf Cut naît en 1997 de la rencontre « presque amoureuse » de Julien Bovy, alias Gump, et Cédric Stevens(1), Acid Kirk donc. Bovy débarque du monde de la publicité avec un petit pactole sous le bras récupéré après une mise à pied un peu olé-olé. Ce n’est pas une somme à la Donald Trump mais assez pour investir dans « un label plutôt que dans une maison », label dont Stevens devient directeur artistique. « L’idée, se souvient aujourd’hui Gump, c’était d’aller au bout de l’exaltation, de faire les choses avec panache, de marquer l’histoire de l’underground belge. On était prétentieux à mort, on avait une exigence énorme et on considérait plein de gens qui s’intéressaient à nous comme pas à la hauteur de nos ambitions. Nous, on voulait faire partie du même monde que Warp, Reflex, Photek et Squarepusher. Ne pas faire les choses à la belge mais être aussi bons que les Anglais, y compris au niveau du mastering, qu’on faisait faire à Londres, mais aussi de l’image, de la com’ et des soirées. On se sentait un peu seuls en Belgique mais on gardait nos distances et on aimait entretenir le mystère. Quand ça a été fini, on a en fait compté pas mal d’enfants d’Elf Cut, des labels et des gens à qui on a ouvert une voie, qu’on a inspiré. » Ca aussi, ça peut sonner très prétentieux mais c’est en fait purement factuel: des structures comme Vlek, Thin Consolation, Unrezt et Mé Wé ont toutes reconnu avoir été inspirées par Elf Cut et First Cask, autre label belge à l’esprit assez proche. Elf Cut compta aussi un fan de marque: John Peel, from the BBC, qui a playlisté TOUT ce qu’a sorti le label, des débuts à la fin.
Lorsque Kombinations Hypothetiqs sort en 2000, c’est quasi fini. Elf Cut aura duré 3 ans, 3 années assez symbiotiques pour quelques-uns de ses piliers. « C’était un label mais on l’a vraiment vécu comme un groupe, dixit Lester Lewitt, alias Yuri Balcers, présent sur le catalogue dès 1998. La fin, c’est venu du coup assez classique des divergences artistiques. Cédric devenait de plus en plus exigeant et était attiré par les drones musicaux et des trucs assez abscons, alors que Julien et moi aimions aussi la pop et plus de légèreté. » C’était aussi une période assez troublée, marquée par des ruptures et où les vies des principaux protagonistes de Elf Cut alternaient grosses déconnes et grosses déprimes. « Kombinations Hypothetiqs est marqué par un certain chaos, confirme Balcers. Après une des pires ruptures amoureuses de ma vie, je vivais en colocation dans Les Marolles. Je me réveillais, je fumais des pétards, je faisais de la musique, Julien venait me chercher et on partait boire. Les morceaux sortaient tout seuls. Le synthé essentiel utilisé sur le disque est le SH-101 de Roland, qui est emblématique du son des débuts de Depeche Mode. C’est une machine complètement mongolo qui ne retient qu’une note à la fois et exige donc un chipotage pas possible pour faire les mélodies. Sinon, il y a aussi sur l’album 4 samples tirés d’un disque de John Zorn. C’est vraiment du bric et du broc. Quand tu le réécoutes, c’est plein d’erreurs, techniquement pas abouti. Mais le doigt y a été mis sur un truc. »
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Plusieurs trucs. D’abord, cette impression que c’est un disque certes mélancolique et issu d’une sous-culture exigeante mais aussi accessible et annonciateur d’éclaircies. On en retire surtout une impression de sourire engageant, pas de rictus figé par les drogues de synthèse. On peut y lire d’autres choses encore, considérer l’album comme un exemple parfait de production sous-estimée et passée quasi-inaperçue par manque de moyens mais aussi d’intérêt de la part des médias locaux, maladies typiquement belges. Kombinations Hypothetiqs n’a évidemment pas rapporté grand-chose, financièrement parlant, mais a toutefois permis à Balcers/Lewitt de décrocher un boulot plus technique chez Hardwax à Berlin, le label de Moritz Von Oswald. « J’étais paumé et je n’ai plus écouté ce disque durant des années mais il m’a ouvert un boulevard d’honneur. Elf Cut a été un super tremplin, la musique que j’y ai sortie m’a aussi permis de décrocher des gigs et de participer à des soirées et des tournées assez folles. Je peux dire qu’à mon niveau, de 1996 à 2001, j’ai vécu une vraie vie de rave-star. » Et si les DJ sets faisaient la part belle à la drum & bass, à l’acid, à la drill et au breakcore, l’album est curieusement plutôt calme, aujourd’hui presque easy-listening si toutefois l’oreille est coutumière de breakbeats un peu barrés, à la Squarepusher. « C’était l’idée du disque. Hijacker la pop. Ne pas utiliser les outils habituels, 80 guitares et un gros studio mais tout faire chez soi avec 4 machines. En fait, en l’enregistrant, j’ai pensé à ma mère et j’ai pris comme ligne de conduite que je voulais qu’elle puisse comprendre ce que je voulais transmettre. » Et c’était quoi le message? « La dureté des réalités urbaines et la dureté des ruptures. » Et Maman Lewitt l’a compris? « Oui. » Bref, « le breakbeat expliqué aux parents » est belge et nous l’avons rencontré.
(1) À retrouver en interview vidéo dans l’application Belgium Underground.
Belgium Underground, la nouvelle application de PointCulture, est disponible sur iOS et Android. Infos et téléchargement: www.belgium-underground.be
>> Lire également: L’appli Belgium Underground, l’autre Sound of B.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici