Vincent Lindon: « Ce rôle, c’est mon médicament, mon placebo »
L’acteur retrouve Stéphane Brizé pour la quatrième fois dans En guerre, film coup de poing envisageant, comme La Loi du marché avant lui, les ravages du néolibéralisme sauvage à hauteur d’homme. Rencontre.
Trente-cinq ans de carrière et une septantaine de films au compteur: on serait blasé à moins. Pas Vincent Lindon, qui semble avoir banni le terme de son vocabulaire, enthousiaste comme au premier clap de tournage selon toute apparence, lui qui confie, dans un flux ininterrompu: « Je suis totalement insatiable. Quand on me demande si je suis content d’aller à Cannes: oui, dix fois plus que la dernière fois, j’ai même oublié que j’y avais été! Je suis fou, dans un état d’excitation avancé, c’est la fête au village! Je dis les choses comme elles sont, cela a des avantages et des inconvénients, ça exaspère beaucoup de gens et j’en suis conscient, mais en même temps, moi, ça me permet de rester « pur » ou nouveau, prêt à recevoir. » La raison de cet élan, c’est En guerre, son quatrième film avec Stéphane Brizé, sélectionné en compétition sur la Croisette et qui, comme leur précédente collaboration, La Loi du marché, s’emploie à mettre un visage sur les ravages humains provoqués par le néolibéralisme sauvage. Lequel prend cette fois la forme de la fermeture brutale d’une entreprise à des fins de délocalisation, au mépris des promesses et des sacrifices consentis par les salariés -triste « modèle » économique illustré d’abondance par l’actualité.
Un homme en colère
L’acteur y campe Laurent Amédéo, un leader syndical peu enclin à s’en laisser conter et menant un combat opiniâtre pour tenter d’amener la direction à respecter ses engagements. Sous les traits de cet homme pas encore revenu des luttes sociales, Lindon apparaît juste comme à chacune de ses prises de rôle, qu’il soit le professeur Charcot d’Alice Winocour dans Augustine ou le Rodin de Jacques Doillon; qu’il incarne un maître-nageur dans Welcome, de Philippe Lioret, ou un Premier ministre dans Pater, d’Alain Cavalier. On l’interroge sur sa méthode, il préfère parler d’un processus très vague: « Je n’ai jamais très bien compris comment je faisais, comme si je ne voulais pas très bien comprendre d’ailleurs, de peur que cela m’enlève quelque chose, que je devienne conscient. Il y a le BA-ba: je travaille énormément l’apparence parce que pour moi, l’habit fait le moine au cinéma, le costume est très important. La petite polaire bleu marine de Laurent Amédéo, ce n’est pas du hasard, j’en ai essayé des centaines. Après, il y a une démarche, une façon de bouger, une coupe de cheveux. Et puis, deux choses se sont opérées: j’ai indéniablement l’impression d’être désormais démasqué, parce que mon caractère est beaucoup plus proche de Laurent Amédéo que dans n’importe lequel des autres films que j’ai tournés. J’aime être un leader, fédérer, convaincre, je suis prêt à me battre des heures pour cela, pour avoir raison, rassembler, décider. Et je suis très en colère, très furieux, très révolté, quelquefois pour des raisons totalement ridicules qui n’ont même pas lieu d’être, et parfois pour des choses très importantes. Stéphane a pris tous ces éléments, les a aiguillés et les a mis dans ce personnage, comme un entonnoir. C’est un défouloir pour moi, je peux me lâcher, crier: ce rôle-ci, c’est mon médicament, mon placebo. »
S’il a dès lors pu laisser parler son instinct et son naturel, Vincent Lindon y a aussi ajouté une solide dose de travail, histoire de maîtriser à la perfection l’argumentaire, la dialectique ou encore le langage technique, épuisés à force de longs face-à-face avec Stéphane Brizé. Et d’évoquer un entraînement comparable, toutes proportions gardées, au drill que connaissent les témoins-clés de procès sensibles aux États-Unis, appelés par la suite à endosser une nouvelle identité pour pouvoir continuer à mener une vie normale. S’y ajoute enfin, pour achever de rendre la métamorphose crédible, le rapport au groupe, ces non-professionnels parmi lesquels l’acteur a évolué pendant la durée du tournage. « C’est une question d’attitude: entrer dans ce groupe, c’est une façon de se présenter, le premier soir. On a vraiment vécu ensemble, nous étions tous logés à la même enseigne, il n’y avait plus de comédiens professionnels ou non-professionnels, nous étions des ouvriers, des leaders syndicaux avec une cause commune. » Et le respect comme valeur partagée: « Ils étaient très fiers qu’on ne se moque pas d’eux, qu’on ne soit pas venus les montrer du doigt, mais faire un film qui colle à la réalité. Il n’y a pas un mot, pas une virgule, pas une parole, pas une tenue, rien qui ne soit vrai, qui n’ait été passé au peigne fin et vérifié à l’aller et au retour, avant et après le film, par tous les corps de métier, les avocats, les DRH, les conseillers de l’Élysée, tout le monde y a mis son grain de sel. »
Des fourches contre des mitrailleuses
Un gage d’authenticité, mais aussi un engagement à la mesure des enjeux soulevés par un film posant un regard acéré sur le monde du travail d’aujourd’hui et sa dérégulation systématique -s’il est question à l’écran de la fermeture des entreprises Perrin d’Agen, on pourrait leur en substituer beaucoup d’autres, dans les secteurs les plus variés, de la grande distribution à la construction automobile. « Il est impossible de jouer un rôle comme celui-là si l’on n’est pas en communion avec la pensée que l’on va véhiculer, poursuit l’acteur. Je suis humainement à 100% en accord avec Laurent Amédéo. Mais à une condition: être dans un film dont le metteur en scène est extrêmement fin, à l’abri du manichéisme, et ne donne pas d’ordre aux gens en désignant les gentils et les pas gentils, ou en indiquant comment il y a lieu de penser. Cela ne m’intéresserait pas. Si j’ai pu me permettre d’avoir envie d’être du côté des syndicalistes, c’est parce que toutes les autres parties sont très bien décrites et respectées. Tout le monde a ses raisons, même si Stéphane a un avis et me met dans le rôle de Laurent Amédéo. Et ça aide évidemment, on a envie de s’identifier à lui. Mais ce n’est possible que parce que le propos n’est pas manichéen, il n’y a pas d’ordre, mais une situation de fait. Du coup, je bénéficie de liberté. » Ce que l’acteur ne se fait faute de traduire par l’une de ces énumérations qu’il affectionne: « Cette liberté, c’est que oui, je pense que quand on donne sa parole, il faut la tenir; oui, je suis outré de voir qu’une usine fait 18 millions d’euros de bénéfice mais ferme parce que les actionnaires estiment que leur marge n’est pas assez grande; oui, c’est incroyable que l’on puisse ouvrir et fermer une usine quand on veut, c’est dans la loi, je peux le comprendre, et refuser tout nouvel acquéreur pour raison de concurrence; oui, c’est impensable qu’un gouvernement ne puisse pas s’entretenir avec un grand patron si ce dernier ne souhaite pas décrocher son téléphone; oui, c’est incroyable de demander à 1100 employés de faire des efforts sur des primes de treizième mois, des primes annuelles, des heures supplémentaires en leur promettant qu’on va conserver leur emploi pendant cinq ans, pour leur dire au bout de deux que l’usine cesse ses activités. Oui, mais je n’ai pas le monopole du coeur. »
Soit quelque chose comme la chronique d’une indignation ordinaire, trouvant à l’écran un souffle peu banal. S’il y eut d’autres films sur des conflits sociaux en effet (dans la mouvance de Mai 68 notamment, mais aussi, plus près de nous, The Navigators de Ken Loach, ou, en mode plus léger, Made in Dagenham de Nigel Cole, par exemple), peu, sans doute, ont été portés par semblable énergie. À quoi se greffe un constat lucide comme affolant sur la dégradation continue des conditions de travail, et ce n’est pas sans amertume que l’acteur constate que là où il était question, il n’y a pas si longtemps encore, de préserver ces dernières, l’objet des luttes s’est resserré aujourd’hui sur le simple fait de conserver son emploi -un glissement parmi d’autres. Pour autant, et En guerre est là pour en témoigner, Vincent Lindon, comme Stéphane Brizé d’ailleurs, refuse de céder à la résignation. « On peut être tenté de laisser tout filer, mais alors les syndicats laissent filer, les ouvriers aussi, on ne fait pas le film et on ne se bat plus. À quoi bon manger puisqu’il faudra de toute façon remanger demain? À quoi bon prendre une douche puisqu’on va être sale ce soir? Alors, c’est le suicide, la fin, la mort, la désintégration de la vie. Mais moi, je fais confiance à l’être humain, c’est plus fort que tout. Le cerveau a une chose qu’aucune machine n’aura jamais: ce sont les émotions, et on ne peut rien faire contre une émotion, que ce soit un baiser, une fureur, une colère, un coup, une accolade, c’est une pulsion incontrôlable, et moi je crois à cela. J’y crois dans le film, j’y crois chez les gens, j’y crois chez les leaders, et j’espère qu’il y aura toujours des hommes et des femmes pour s’insurger et essayer de rassembler et recueillir le peu de gens qui restent pour prendre des fourches et des pics de bois, et aller se battre contre les mitrailleuses. » Hypothèse imagée et extrême pas encore à l’ordre du jour, ce qui n’en fait pas moins de En guerre un film aussi urgent que nécessaire, le geste artistique s’y doublant d’un acte politique: « Si tant est qu’on n’est pas capable de refaire le monde, essayons au moins de faire en sorte qu’il ne se défasse pas. Si ce film peut changer quelques personnes, cela vaudra le coup de l’avoir tourné… »
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