Album - Pourriture Noble
Artiste - Zwangere Guy & Lander Gyselinck
Genre - Jazz-Rap
Label - Universal
Quand l’insatiable Zwangere Guy, rappeur king size made in BX, rencontre l’infatigable Lander Gyselink, batteur jazz à large spectre, cela donne Pourriture Noble, disque-confession éblouissant.
La veille, Lander Gyselinck a tenté une folie. “C’était dimanche. Je n’avais pas grand-chose de prévu. Je me suis dit: tiens, je vais en profiter pour un peu entretenir ma vie sociale…” Il sourit devant son audace. “Donc j’ai passé un coup de fil à Gorik…” En pleins travaux, celui que l’on nomme Zwangere Guy alias Papa Zetgee alias Gigi Fazool, décroche: “HEY LANDER! JE SUIS SUR UNE ÉCHELLE! JE PEUX TE RAPPELER?” “Du coup, reprend Lander, j’ai passé ma journée au studio de répèt… Ce qui est un peu pathétique, faut bien l’avouer. Mais en même temps, jouer m’a rendu heureux. Et puis, ça m’a permis d’avancer sur le boulot des prochaines semaines.” Qui, en effet, ne va pas manquer…
Faut dire que, par ici, cela n’arrête jamais. En face de nous, deux stakhanovistes. À ma gauche, Lander Gyselinck, batteur poids plume à la lippe “jaggerienne”, et au CV XXL: découvert avec le combo jazz-électro STUFF., il agite également ses baguettes en solo (sous le nom de Hihats In Trees), ou au sein de BeraadGeslagen, LABtrio et, plus récemment, en duo avec Adriaan (Van de Velde). À ma droite, Gorik van Oudheusden, rappeur poids lourds, made in BX, qui a enchaîné pas moins de cinq albums ces quatre dernières années. Deux en solo, et trois avec son groupe Stikstof. Auquel il faut donc aujourd’hui ajouter sa collaboration avec Gyselinck. Le résultat s’intitule Pourriture noble. Plus vraiment du rap. Pas complètement du jazz. Mais un album-confession brillant, issu de deux esprits agités, toujours au bord de la surchauffe.
Jazzcats de Sainte-Cath
On les rencontre à l’étage de l’Ancienne Belgique, quasi leur deuxième salon. C’est d’ailleurs là qu’ils se sont croisés pour la première fois. Lander: “J’étais en résidence avec STUFF. On répétait toute la journée, et Gorik bossait en cuisine.” Zwangere Guy: “J’étais à la plonge, dans les caves. Et si tu ouvres la porte du local, ça donne sur l’escalier qui amène directement au club. J’entendais tout ce qui se passait.” Première prise de contact, premiers échanges. “À un moment, on s’est même dit que ce serait cool de faire un disque avec nos deux groupes. On aurait appelé le projet StikSTUFF! Mais bon, combiner les agendas d’une dizaine de personnes, c’était compliqué…”
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Plus tard, Lander est en concert à Recyclart avec BeraadGeslagen. C’est l’occasion d’inviter du monde sur scène. Au premier rang, Zwangere Guy ne se fait pas prier. Par la suite, les deux multiplient les prétextes pour se retrouver. L’an dernier, par exemple, lors du festival GATE -la version “corona” de Couleur Café-, Zwangere Guy ramenait le batteur sur l’affiche. Deux ans plus tôt, c’est Lander qui programmait une soirée du Jazz Middelheim et convoquait Gorik. “Après les premières répétitions, je me souviens qu’on avait déjà imaginé mettre sur pied un live de Zetgee avec une vraie batterie, etc.” Le rappeur tique: “Woooow, p…., j’avais complètement oublié!” (en français dans le texte, NDLR). Le batteur reprend: “Mais à l’époque, j’étais pas mal occupé sur A Concert Called Landscape, avec (le pianiste, NDLR) Kris Defoort et (l’acteur, NDLR) Josse De Pauw. Donc on n’en a plus reparlé. Mais c’était un bon test. J’ai gardé l’idée dans un coin de ma tête.”
Il faudra une pandémie pour chambouler et libérer les agendas. Concerts annulés, sorties reportées: tout à coup, une fenêtre de tir s’ouvre pour le binôme… Zwangere Guy: “On ne savait pas trop de quoi l’avenir serait fait, tout était flou. Par contre, au moment où ça redémarrerait -si ça redémarrait un jour!-, on allait vite être replongés dans nos différentes activités. Donc on avait conscience que si on ne se lançait pas à ce moment-là, on ne le ferait jamais. Et puis, tout le monde devait rester enfermé chez soi. Tu pouvais seulement sortir pour aller bosser. Donc on a été bosser.” (sourire)
Alors que le lockdown a vidé les rues, rendez-vous est donné aux Brasseurs, le QG de Stikstof, boulevard Anspach. “Lander est arrivé à 10 heures, on a commencé à discuter, pris l’apéro. Finalement, quand on est monté au studio, il était 15 heures.” Au fil des discussions, le plan prend forme: les deux hyperactifs sentent bien qu’ils sont partis pour un trip au long cours. “Très vite, il a été clair que l’on ne se contenterait pas d’un titre ou deux, ou même d’un EP. C’était un album ou rien!”
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Quelle direction lui donner? Au tout début du disque, Zwangere Guy cite Gang Starr, le duo US composé de DJ Premier et Guru. Ce dernier ayant également été à l’origine de la fameuse série Jazzmatazz, qui, au début des années 90, avait consacré la rencontre entre le rap et le jazz. Une influence? Zwangere Guy: “Du tout!” Lander: “On voulait justement éviter de tomber dans les croisements un peu standards qu’on a pu entendre jusqu’ici entre la culture hip-hop américaine et la culture jazz américaine. On avait envie d’amener quelque chose de plus spécifique. Et puis aussi, dans ce mélange entre nos deux univers, de créer une sorte d’intimité, de fragilité, que l’on a parfois tendance à perdre en chemin.”
“Histoire de faire connaissance”, le binôme commence donc à bosser sur une série de beats et de samples, amenés par Lander. “On cherchait surtout un groove, une vibe. Après, je savais qu’on allait enregistrer live, et que ça allait donc encore pas mal bouger.” Les premières répétitions ont lieu au Théâtre Américain. Lander rassemble alors quatre groupes différents pour les accompagner, “une folie du point de vue organisationnel, mais ça a permis d’obtenir des couleurs différentes”. Quand les morceaux sont prêts, ils rentrent en studio, avec l’objectif d’enregistrer tout en live. Quitte à multiplier les prises. Zwangere Guy, pas forcément habitué à l’exercice: “Il voulait que je joue chaque morceau 75 fois, je lui ai dit t’es fou ou quoi?!”. “Tout ça pour ne garder souvent que la première ou la deuxième”, se marre Lander.
Petit à petit, le monstre prend forme. “En vrai, explique Zwangere Guy, tout le processus a constitué un très beau voyage. Aussi sur le plan personnel. Chez chacun de nous, ça a libéré de très belles choses. Parce que c’était une exploration musicale mais aussi une recherche intime. Comment je me sens aujourd’hui? Dans quel monde on vit? Comment je vais, vraiment? Ce disque a permis de se poser toutes ces questions. Tout en bossant avec les meilleurs musiciens que tu puisses imaginer. Des gars qui, tout à coup, ont du temps, et surtout l’envie d’explorer, d’expérimenter.”
Pertes et profits
Dès le début de l’album, sur Stier & Schorpioen, Zwangere Guy annonce: “Je me cherchais/j’ai fini par faire un disque”. Au fil des morceaux, le rappeur se confie comme rarement. Sur ses angoisses, ses doutes, et tout ce qui l’a fait vaciller ces dernières années. Sur Noble, il conclut: “Een plaat met Lander Gyselinck, ik kan gelukkig sterven/Een plaat die veel betekent voor ons beide, als mensen”. “Un disque qui signifie beaucoup pour nous deux, en tant que personnes.” Mais encore? Zwangere Guy: “On a traversé tous les deux une période compliquée. Pour moi, l’épisode du Covid a été très difficile à vivre. Parce que je buvais trop. J’ai retrouvé mes démons… Je savais qu’ils étaient là, ils font partie de mon caractère. Mais ils ont profité de la pandémie et du confinement pour remonter à la surface -rester enfermé à la maison, c’est quelque chose auquel un musicien n’est pas habitué…” Les premiers mois du lockdown sont particulièrement difficiles à encaisser. “Avant, il y avait eu la drogue. J’avais pu arrêter. Mais la boisson a fini par prendre la place. Je suis un train lancé à toute vapeur, un TGV, je n’arrête pas. Je suis toujours à fond. Donc un verre devient vite deux; deux verres deviennent quatre; quatre verres, huit; etc. Forcément, à un moment, ça devient dangereux. J’ai fini par prendre des tartes (sic), à cause de mon comportement…”
De son côté, Lander, lui, se noie toujours plus dans le travail. “La musique, c’est ce qui nous fait vivre, c’est notre oxygène. Si on n’avait pas ça, tout serait plus compliqué. C’est pour ça qu’elle occupe tellement de place. Sauf que, parfois, elle en prend un peu trop…” Au point, l’été dernier, de perdre pied, plus très loin du burn out. Zwangere Guy: “Quand tu traverses ce genre de moment, soit tu te renfermes un peu plus sur toi-même, soit tu t’ouvres complètement.” Avec Pourriture noble, le duo a donc privilégié la seconde option. Gorik toujours: “Lander n’est pas l’ami qui va te houspiller, à te dire tout le temps “Tu bois trop, tu déconnes”. Par contre, à sa manière, il m’a fait comprendre que je dérapais. Il m’a tendu un miroir. Et puis il a aussi provoqué des sensations avec la musique, qui m’ont poussé à écrire certaines choses. Donc oui: mauvaise période, mais bonne musique. Et puis, beaucoup de patience, et d’ouverture pour tenter quelque chose de nouveau.”
Sur des titres comme Verlies ou Gootstad, Zwangere Guy ne rappe presque plus, la voix apaisée, posant simplement sur la table tout ce qui a été perdu en chemin. Comme par exemple? “Pas mal de respect pour moi-même. Ma femme, aussi…” Lander: “J’ai aussi connu une rupture. Puis j’ai perdu une partie de mon audition, à cause des acouphènes.” Zwangere Guy: “Quelques amis aussi ont disparu. Et des collègues…”
À l’inverse, pour tout ce qui a été perdu en route, qu’ont-ils gagné? “Pas mal d’expérience musicale. Et puis une belle amitié. On n’est plus forcément à un âge où l’on se fait encore facilement des copains. Mais avec Lander, j’avais en face de moi quelqu’un qui comprenait ma brutalité, mon intensité, mon honnêteté. J’ai aussi l’impression d’avoir gagné pas mal de temps. Depuis quelques années maintenant, je vis de ma passion. Mais j’aurais fini par tout foutre en l’air. Si je continuais, la boisson allait gagner. Je le sais, je n’aurais pas été le premier à qui ça arrive… Donc il fallait que je me bouge. Et tenir parole. Ce qui est toujours plus facile à dire dans une chanson que dans la vraie vie…”
Avec tout de même, pour ultime trait d’ironie, le titre: Pourriture noble, terme… viticole désignant un champignon qui permet de développer des “vins blancs liquoreux”. Une manière de se faire peur? “Ah ah ah, c’est vrai qu’on s’est demandé si c’était vraiment adéquat. Mais l’expression nous parlait, et correspondait aussi tellement bien à ce qu’on a vécu, et à la leçon qu’on en a tirée: d’une période complètement pourrie, réussir à en faire quelque chose de beau et de noble…” Mission accomplie.
Zwangere Guy & Lander Gyselinck
Omniprésents, le rappeur et le batteur ont multiplié les projets ces dernières années. Malgré cela, la première surprise de Pourriture Noble est précisément qu’il réussit encore à… surprendre. Non pas qu’on n’ait pas vu venir l’association: cela fait un moment que les deux se tournent autour. Pour autant, très vite, on comprend que, même “s’il a commencé comme une blague”, comme l’explique le rappeur sur Stier & Schorpioen, le rapprochement entre les deux workaholics n’est pas qu’une simple récréation. Musicalement déjà, le binôme propose une formule foisonnante, à l’image de l’instru Pourriture en intro, tout en cuivres, flûtes, harpe et vibraphone frémissant. Derrière, la basse funky lance les hostilités: “Lander wou geen jazz, Guy wou geen rap”, détaille Zetgee, annonçant un disque girouette, à l’image du single Ad Rem, qui change d’humeur en plein milieu, le sourire du crooner tournant à la grimace féroce. Juste derrière l’angoissant brûlot Laat Ze Maar Daar Staan, Hadikdekans est plus posé, permettant d’expérimenter un flow plus introspectif. C’est encore plus évident sur SLIJK, où la contrebasse soutient les confessions quasi murmurées par Zwangere Guy. Rarement le rappeur grande gueule n’aura semblé à ce point à fleur de peau, s’ouvrant à de nouvelles nuances -jusqu’à oser le chant (sur Verlies notamment)-, appuyé par un Lander Gyselinck qui confirme, si c’était encore nécessaire, l’étendue de sa palette. Brillant.
En concert le 8/12 au Depot (Louvain) et le 13/12 à l’Ancienne Belgique.
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