Zaho de Sagazan: « Grâce à la musique, mes défauts sont devenus des qualités”
En concert ce 30 avril aux Nuits Botanique, Zaho de Sagazan, 23 ans, est la sensation française du moment. Rencontre à l’occasion de la sortie de son premier album, La Symphonie des éclairs, mêlant brillamment chanson viscérale et électro ombrageuse.
Impossible de passer à côté. Ces dernières semaines, les médias français ne parlent plus que d’elle. De Télérama, dont elle a fait la cover, au plateau de Quotidien, Zaho de Sagazan est à peu près partout. Sur les radars du buzz depuis un moment, la sortie de son premier album, intitulé La Symphonie des éclairs, a confirmé l’emballement. Voire l’a amplifié. À l’exacte intersection entre démarche indé et potentiel mainstream, la musique de Zaho de Sagazan possède en effet pas mal d’atouts. Notamment cette capacité à titiller différents publics à la fois: la Gen Z qui se retrouvera dans la fougue pop des 23 ans de son autrice; les clubbers trentenaires qui goûteront ses sonorités dark électroniques; sans oublier les amateurs d’une chanson française plus classique, via l’admiration revendiquée pour Barbara.
Quand on la rencontre, dans un café bruxellois, en début d’année, Zaho de Sagazan n’est pas encore dans l’œil du cyclone. Mais, elle le sent, les choses s’accélèrent. “C’est vrai que pour l’instant, l’emploi du temps est très dense. Et comme j’ai tendance à ne pas trop dormir la nuit, parce que c’est le moment que je préfère pour travailler, on m’a quand même mise en garde. D’autant que si ça marche, ça va être un changement de vie, qui, psychologiquement, risque d’être un peu compliqué…”
La fenêtre Instagram
Celle qui aurait dû assurer plusieurs premières parties de la tournée de Stromae (seule la date à la Défense, à Paris, a été maintenue) veut rester prudente… Ce qui n’empêche pas l’excitation. Avant de démarrer la discussion, Zaho de Sagazan s’affaire sur son téléphone. “Désolée, juste une petite seconde, le temps de poster une petite annonce” -sa date au Trianon est complète. C’est elle qui écrit, poste, et alimente directement son compte Instagram. “Ça a toujours été un peu mon jardin “secret”, mon petit carnet de souvenirs….”
C’est d’ailleurs là que tout a commencé. “J’ai découvert Instagram quand j’ai eu 14 ans. Au même moment que la musique. Je me filmais pour pouvoir me réécouter. Ça permettait d’archiver ce que je faisais. Un jour, j’ai posté une vidéo où je chantais avec ma sœur. Mes trois copains abonnés ont trouvé ça super et m’ont poussée à continuer. Très vite, c’est devenu un jeu. Au bout d’un an, j’ai voulu aller plus loin, en peaufinant l’image, en améliorant le son…”
L’outil ne lui permet pas seulement de diffuser sa musique: il la façonne. “Quelque part, c’est en cherchant les 15 secondes les plus percutantes possibles que j’ai découvert la notion de refrain. Le morceau La Symphonie des éclairs, par exemple, c’est vraiment ça. J’avais posté le refrain, qui partait simplement d’une impression que j’avais pu avoir en avion, quand on s’était retrouvé au-dessus des nuages. Les gens m’ont harcelée pour le finir. Je me suis creusé le crâne, et finalement j’ai réussi à trouver la métaphore qui a amené cette chanson. Aujourd’hui, c’est l’un des titres que je préfère.”
Coup de foudre
Reprenons depuis le début. Quelques jours avant l’an 2000, naît, à Saint-Nazaire, Zaho de Sagazan. Une allitération de héros romanesque au milieu d’une ville fracassée, quasi entièrement détruite par la Seconde Guerre mondiale. Elle décrit le décor: “Des blockhaus de béton face à la mer, il fait gris, il pleut, et y a personne. C’est assez industriel, il y a un port, pas mal de pauvreté. Mais c’est un endroit que j’aime énormément. C’est surtout une petite ville, où tout le monde se connaît, et j’adore ça!”
Saint-Nazaire est un repaire. La famille, un refuge, façon tanière. Chez les de Sagazan, il y a la mère institutrice, le père artiste-peintre-performer, et les cinq filles, vivant dans “une grande maison bruyante -on n’avait pas trop le rapport au silence”. Avant de s’enfermer dans son atelier, le père réveille souvent la tribu avec des chants grégoriens. Mais sinon, musicalement, “c’est la dictature des enfants, Les Choristes et Mozart, l’opéra rock, en boucle! On a des parents très patients” (rires) Chacune des filles a ses activités. Pour Zaho, c’est d’abord la danse classique et contemporaine, pendant sept ans. “Et puis, un jour, j’en ai eu marre, j’ai arrêté. Et j’ai découvert l’ennui…”
Pas très longtemps. Zaho retombe sur le piano, “rangé dans une pièce qu’on ne chauffait jamais, complètement désaccordé”. Le coup de foudre est immédiat. “Dès que j’ai mis mes doigts sur le clavier, j’ai été transportée. À partir de ce moment-là, c’est devenu une idée fixe. Je rentrais de l’école, je me faisais ma tartine au beurre et je jouais jusqu’au souper, puis je reprenais jusque 23 heures. Mes parents ne comprenaient pas ce qui se passait.”
De Barbara à Rebeka
L’ado Zaho mijote ses premiers bouts de mélodie, les poste éventuellement sur son compte Instagram. D’abord en yaourt franglais. Puis en posant ses premiers mots en français, “rendant le jeu encore plus obsessionnel”. Sa mère lui met dans les mains des disques de Brel et Barbara. “Des chansons où chaque mot compte. Quand reviendras-tu, par exemple, c’est fou: rien n’est là par hasard, chaque phrase fait avancer l’histoire, le morceau.”
Son père, lui, lui offre un vinyle de Koudlam, musicien électronique français, très client des sonorités new wave des années 80. “Il me l’a mis entre les mains, en mode “ce disque va changer ta vie!”. Sur le moment, je ne l’ai évidemment pas cru.” Sauf que la musique du producteur percute en effet l’ado, en plein cœur. Via Koudlam, Zaho remonte le fil de la Machine, de Kraftwerk jusqu’aux Belges synth-pop d’Autumn (le single culte A Night in June), en passant évidemment par la musique de clubs. “À 17 ans, je suis partie en road trip avec mes copines. Le prétexte était un concert de King Krule dans un festival en Allemagne. On est passées par Amsterdam pour atterrir finalement à… Berlin. Là, j’ai découvert ma ville! Saint-Nazaire en mieux (rires). En sortant en club, j’ai encore mieux compris la musique électronique, son côté transe, répétitif.”
Sans doute tombe-t-elle également à la même époque sur les disques de Julia Lanoë, également de Saint- Nazaire, mieux connue sous le nom de Rebeka Warrior. Que ce soit ceux de son projet electroclash Sexy Sushi, actif au début des années 2000, de son autre duo Mansfield. TYA, ou encore de son projet techno avec Vitalic, baptisé Kompromat. “Rebeka est évidemment une référence.” Alors forcément, quand elle propose à Zaho de faire sa première partie, celle-ci a beau n’être encore jamais montée officiellement sur scène, elle n’hésite pas. “Je ne pouvais pas dire non”…
La chute du mur
C’était à l’automne 2021. Depuis la trajectoire de la jeune femme a filé tout droit. Zaho de Sagazan a même monté son propre label, raccord avec une génération d’artistes-entrepreneurs-winners que pas grand-chose n’arrête. “J’ai surtout un papa qui m’a montré qu’il fallait s’accrocher à sa passion. Aujourd’hui, ça marche très bien pour lui, il performe partout dans le monde (Olivier de Sagazan a collaboré sur des créations pour Mylène Farmer et FKA Twigs, travaillé avec le chorégraphe Wim Vandekeybus, etc., NDLR). Mais de ses 23 ans à ses 40 ans, il a gagné 300 euros par mois. Ma mère tenait toute la famille avec un salaire de prof. Mais ils y ont toujours cru. Ou plutôt mon père ne s’est jamais posé la question, parce que de toutes façons, il ne pouvait rien faire d’autre, il était né pour ça, il était obsédé par sa pratique artistique.”
Comme l’est sa fille. C’est frappant sur son premier album: en plongeant dans la musique, Zaho de Sagazan n’a pas seulement déniché une manière gratifiante de tromper son ennui, elle a surtout trouvé un exutoire salvateur, une manière de désamorcer la grenade intérieure avant qu’elle n’explose.
Corps à corps
Elle en parle notamment dans Tristesse -“J’ai beau tout faire, tout dire, pour la faire partir, elle, elle reste là”, chante-t-elle. “Ado, j’avais tout pour être heureuse, au lycée ça se passait bien. Mais je n’avais aucune confiance en moi. À la maison, je n’arrêtais pas de pleurer. À table, on me demandait de passer le sel et je fondais en larmes! Mes parents étaient complètement désemparés. Moi-même je ne me comprenais pas. Mais quand je me mettais au piano, j’avais l’impression de retrouver un ami qui séchait mes larmes. J’ai pris conscience de l’intérêt d’être sensible.”
Devant son clavier, le vilain petit canard se transforme. “Tous les complexes que je pouvais avoir tombaient. Je ne me sentais par exemple pas très féminine: j’avais les yeux qui tombent, la voix grave, un prénom non genré, j’étais en H, un peu ronde… Mais dans la musique, tout ça disparaissait. Tout à coup, la voix devenait intéressante, le regard captait la caméra, tous mes “défauts” devenaient des qualités dans la musique.”
Dans Mon corps, elle évoque précisément son rapport compliqué à son apparence et sa “dysmorphophobie constante”. “Quand j’ai arrêté la danse, j’ai pris 15 kilos dans la tronche. Au milieu de mes quatre sœurs magnifiques, j’étais la petite bouboule. J’ai pourtant l’impression d’être sensée et sensible. L’apparence extérieure des autres, par exemple, ne m’intéresse pas le moins du monde. Mais chez moi, je suis obsédée par mon corps.” Ça va (un peu) mieux, avoue-t-elle. Même si tout n’est pas réglé.
L’oreille cassée
En 2021, elle souffre d’hyperacousie: le moindre son fait l’effet d’une explosion, le plus petit bruit devient une torture. “Pendant un mois, je n’ai pu rien écouter, j’étais dans le silence complet. L’horreur. J’ai fini par trouver une spécialiste qui m’a expliquée que la cause est d’abord psychologique. Et que, de la même manière qu’un bras peut se bloquer définitivement dans une position si on ne le bouge jamais, il fallait que je me remette à écouter des choses. Petit à petit, c’est revenu à la normale. Mais j’ai eu très peur. Ce que je ne comprenais pas, c’est que si ma mère chuchotait à peine, j’étais à deux doigts de m’évanouir. Par contre, moi, je pouvais hurler, ça ne me faisait rien. C’est là que la thérapeute m’a dit cette phrase incroyable: “Mais madame, vous ne pourrez jamais avoir peur de votre voix!” J’étais choquée!”
La sentence est aussi une parfaite parabole d’un premier album qui, en effet, n’a pas peur d’assumer sa voix, ni d’affirmer sa voie. Quand bien même le processus ne serait pas de tout repos. “Quand l’album a été achevé, je me suis donné une semaine pour tout réécouter à tête reposée et concevoir l’ordre des chansons. Pendant cinq jours, j’ai joué l’album en boucle, enfermée chez moi, sans boire ni manger. En me disant à certains moments que je tenais un chef-d’œuvre, à d’autres que c’était une merde totale! Et puis, un matin, je me suis réveillée en pleurs, j’étais à bout. Je suis sortie faire une balade, en écoutant The Wall de Pink Floyd deux fois de suite, et tout s’est éclairci. J’ai compris que je devais aussi casser mon propre mur. J’ai appelé mes parents et tout est redevenu normal…”
Zaho de Sagazan, La Symphonie des éclairs ****, distr. Disparate
Ça démarre en mode électro caverneuse (comme une déclinaison lugubre du Sunglasses at Night de Tiga): sur les synthés hantés de La Fontaine de sang, Zaho de Sagazan semble annoncer l’apocalypse toute proche. “Je veux une dernière cigarette”, enchaîne-t-elle sur Aspiration. Comme entrée en matière, la chanteuse-autrice-compositrice frappe fort… Ici, à l’une ou l’autre exception près (le dépouillement de Dis-moi que tu m’aimes, la mélodie sixties de Je rêve), la chanson trempe dans les sonorités new wave. C’est le décor choisi pour mieux conter le mal-être adolescent et les amours compliqués. Où chaque mot est appuyé, frôlant par moments le maniéré. Zaho de Sagazan ne tergiverse pas, préservant la spontanéité d’un premier album viscéral -là où, chez pas mal d’artistes de sa génération, le buzz a souvent tué tout naturel… À cet égard, La Symphonie des éclairs n’est peut-être pas parfait. Mais quand la foudre tombe au bon endroit, la voix de Zaho de Sagazan transperce.
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