Le monde fait-il changer la photographie ou la photographie fait-elle changer le monde? La seconde édition des Sony World Photography Awards, à Cannes, tente une réponse.

Dans une pièce négligée et claustrophobe, un homme tire sa pitance d’un récipient avec une cuillère en plastique. Sa maigreur est effrayante et il est impossible de lui donner un âge: c’est peut-être un vieillard ou simplement un junkie ravagé. Un quinqua anéanti ou un jeune mec bouffé par une précoce sénilité. Ce n’est pas tant son tatouage sur l’avant-bras qui surprend mais l’anneau à son téton gauche. Dans un décor et un corps également décomposés, il n’y a pourtant plus de désir, de séduction, seulement l’ombre violente d’une momie qui fut autrefois un homme. Parmi les quelques clichés qui annoncent les Sony Awards abrités à l’intérieur d’une paire de grands hôtels et du palais des Festivals, il y a donc cette photo de l’Autrichienne Claire Martin (vainqueur dans la catégorie Portraits amateurs). En noir et blanc, elle témoigne des désastres du présent pour nous éviter les amnésies futures. A Cannes avec Sony, pour la seconde fois, l’image photographique s’offre des thèmes à l’unisson de nos temps fracturés. Scrute le destin des humains et celui de la planète dans un mariage, peut-être, impossible. Parmi les travaux qui marquent, celui de la Japonaise Okahara Kosuke (seconde place des Questions contemporaines). Son sujet est d’ailleurs plus imposant que la performance esthétique: Kosuke photographie l’ ibasayo, les blessures que les jeunes filles s’infligent à elles-mêmes. Son noir et blanc sans fard saisit une ado dans sa chambre. On ne remarque pas tout de suite les coupures qu’elle porte au bras, mais une autre photo, en gros plan tout entier consacré aux scarifications, ne laisse planer aucun doute sur cet empire volontaire de la douleur. Vision d’un autre Japon où violence, viol, pauvreté, forment le quotidien tu au pays des scandales tranquilles. Morale: si le monde allait bien, la photographie irait plus mal.

Conscience Leica

Il doit peser 869 grammes et ce n’est pas un prématuré. A l’endroit du déclencheur, la couleur noire d’origine, entièrement élimée, a fait place à un teint doré tirant vers le jaune. Du temps des Indiens et de l’Eldorado, sûr qu’on l’aurait pris pour une pépite mal taillée.  » Je l’ai acheté en 1960, à Wetzlar, en Allemagne, sur le lieu de fabrication de Leica. » Ce modèle M2, déjà entré dans l’histoire de la photographie, appartient à Bruce Davidson, l’un des douze jurés vedettes de cette édition 2009. Septante-cinq ans et des clichés sur Harlem, entre autres, qui ont fait l’histoire:  » J’ai passé deux années à m’y faire accepter, à connaître chaque bloc, chaque famille, à l’époque, en 1967, autour de la 100e rue Est, il y avait énormément de pauvreté, de drogue, de logements insalubres », explique ce petit monsieur blanc.  » Est-ce que la photographie change le monde? Je peux vous dire qu’en voyant ces photos d’Harlem, des consciences politiques se sont ouvertes. Quarante ans plus tard, il y a encore des dysfonctionnements mais les comités de citoyens ont réagi, Harlem a de nouveaux bâtiments, de nouvelles écoles, l’Amérique peut changer. » Un moment, on aimerait savoir tout ce que l’objectif de ce Leica bourlingueur a déjà vu. Notre époque overdose sur le virtuel mais garde une fascination quasi fétichiste pour ce qui ne l’est pas. Ainsi, cette seconde édition des Sony Awards annonce évidemment de nouveaux talents, mais les stars incontestées de la célébration sont plutôt des septuagénaires, plutôt des hommes, plutôt des Américains, comme Davidson, chroniqueur sans relâche d’un New York lessivé par sa propre idée de jungle urbaine. Ou alors Elliott Erwitt, autre raconteur de fables de Manhattan et environs, déjà présent l’année dernière. Il traîne sa silhouette un peu lasse de grand-papa juif sur la Croisette, moquant la présentation officielle qu’on lui offre à l’Espace Miramar. Suivant une femme belle et chic qui pourrait bien être la sienne. Ou pas. Ces Sony Awards, semblent phagocytés par une question majeure: que peut-on montrer qui puisse encore nous bluffer? Et aussi, comment le montrer?

La présence physique du photographe

La couleur, antidote supposée au malheur économique, sème ses promesses. Mais elle est rarement épanouie ou, simplement, naturelle. Ainsi les compositions de l’Allemand Michel van den Bogaard (vainqueur Catégorie Architecture), saisissent des recoins de ville où la beauté du crépuscule se cogne aux néons qui dégueulent d’un magasin sur les trottoirs éventrés. Mais comme la photographie, c’est aussi (c’était?) de la chimie, le télescopage produit sa ration d’émotion. C’est peut-être bien la résurgence d’un des plus vieux trucs de la photo: le mariage des contraires. Quand Bruce Davidson déambule dans l’espace (forcément) restreint qu’est la rame de métro pour sa série Subway, il se trouve face à son sujet, sent le souffle des passagers, leur oppression dans la moiteur de l’été, leur crainte aussi face à la réputation graveleuse du Train. A cette époque agitée des années 80 où New York évoque encore le coupe-gorge urbain, ce n’est pas gagné d’être dans la zone immédiate de l’inconnu du tube. En voyant Bruce Davidson, on comprend pourquoi il est d’emblée hors danger: pas très grand, d’un physique absolument quelconque, il est matériellement, pardon Bruce, transparent. Plus antistar que cela, ce n’est pas possible: comme si son charisme avait intégralement quitté son propre corps pour épouser celui du sujet photographié. D’où cette flamboyance quasi organique: cette superbe poseuse black dans un reflet de soleil, ce conducteur sortant la tête de son véhicule bunkérisé ou encore cette image hallucinante d’un mec qui pointe son flingue sur un autre plié de peur. « Là, le braqueur, c’est un flic en civil d’une brigade qui se servait de moi comme appât! Il braque le braqueur », rigole Davidson. Il y a aussi un peu de cette « neutralité physique » chez Vanessa Winship, vainqueur en 2008 de l’Iris d’Or – la récompense suprême – avec son image de deux écolières turques. D’allure bab’, la photographe, jurée cette année au Festival, exhale une présence qu’on sent faite de patience, de ténacité, voire de dévotion. Ainsi, elle s’est installée cinq ans à Istanbul pour rassembler le matériel de Black Sea et son travail sur ces jeunes écolières turques.  » La photographie est un voyage personnel. Je viens d’un petit coin paumé du Lincolnshire, à la frontière de plusieurs terres. Quand j’ai découvert l’Albanie, je me suis rendue compte que c’est çà qui m’intéressait: tenter de saisir le sens des frontières. J’utilise une chambre photographique Ebony qui demande du temps d’installation, de pose. Pour les gens que je photographie – généralement en une prise – cela constitue déjà un événement. »

Une grosse tête

Flirtant avec le politiquement correct, ces Sony Awards 2009 ont attribué l’Iris d’Or à l’Américain David Zimmerman dont les paysages ressemblent à des peintures endormies. Curieuse décision. L’organisation, associée au Prince Charles, vu en vidéo lors de la remise des Prix, décerne le Prince Rainforests Project Award, aux photographies aériennes de l’Espagnol Daniel Beltra, sorte de Yann-Arthus Bertrand ibère. Propre, engagé mais sans surprise aucune. On préfère le travail de Dustin Humphrey. Vainqueur dans la section Publicité commerciale, pour une campagne de fringues de sport, l’Américain nous montre l’océan en deux étages! Au sous-sol des images: des plongeurs en apnée ou un cycliste aquatique. Au dessus, des surfeurs qui taquinent la vague. Astucieux et pile dans l’obsession environnementale de ces Awards: la relation de l’homme et de son biotope. La Love Parade de l’Allemand Gordon Welters (seconde place en Musique), plonge dans Woodstock, remake polonais du festival hippie en 2008. Cet enchevêtrement de corps jeunes, dans la frénésie et la boue, explose en couleurs ravageuses. Rien de nouveau mais un instant de décalage notable avec la photo de deux filles qui s’embrassent. L’une est toute à son baiser alors que l’autre regarde ailleurs, à moitié consentante. C’est bien sûr ce décalage-là qui préserve l’intérêt de toutes les photos sensées: elles ne fournissent pas forcément de réponses, mais posent des questions. Né en août 1946, l’Anglais Gered Mankovitz, juré 2009, rencontre les Rolling Stones quand il a dix-huit ans à peine. Il invente quelque chose de complètement inédit pour l’époque: la vision de la jeunesse par un photographe, jeune lui aussi:  » La Grande-Bretagne sortait à peine de l’après-guerre, les photographes des journaux traitaient le rock comme les faits divers ou le football, ils n’y connaissaient rien, ne s’y intéressaient pas. D’ailleurs, la médiatisation n’existait absolument pas, la vie d’une photo était très courte, c’était un monde avare d’images, qui entretenait le mystère: quand j’ai entendu Presley pour la première fois, je croyais qu’il était noir! Et puis, on a découvert une extraordinaire possibilité d’images: les pochettes de 33 Tours. » Mankovitz rencontre Andrew Loog Oldham, manager et mentor des Stones qui l’engage » à un salaire dérisoire » pour prendre des photos. Oldham sait ce qu’il ne veut pas: l’uniforme sage à la Beatles, les cravates conformistes . Mankovitz va faire des photos qui captent la fougue et l’insolence naturelles des Stones. Il réalise les belles couvertures de Out Of Our Heads, Between The Buttons et Got Live If You Want It. D’autres sujets – de Jimi Hendrix à Oasis – amèneront Gered à  » théoriser » le charisme de la rock star:  » Il faut avoir une tête assez importante, des épaules relativement larges et un petit derrière… » Mick Jagger avec un gros cul, et l’histoire du rock eût été différente… l

Texte Philippe Cornet.

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