DEUX ANGLAIS DE NOTTINGHAM CRACHENT LE QUOTIDIEN DU MILIEU OUVRIER BRITANNIQUE. LES ENTRETIENS D’EMBAUCHE, LES TOILETTES DÉGUEULASSES ET LES GUEULES DE BOISSLEAFORD MODS OU LE RETOUR EN FORCE DE LA WORKING CLASS.

« Ce groupe est né d’une haine pour les simulateurs comme toi. Tu peux t’en aller avec élégance sinon je te vire (de Twitter, ndlr)… » Jason Williamson ne partira pas en vacances avec Miles Kane. Pas plus qu’il ne passera les fêtes de fin d’année à boire des coupettes en compagnie de Paul Weller et d’Alex Turner. Récemment, le leader de Sleaford Mods, qui vient de décliner une offre lucrative de musique de pub pour Guinness, qualifiait le chanteur des Arctic Monkeys de »mannequin de cire rongé par les stéréotypes et corrompu par le fric« . Affirmant par ailleurs que le mouvement mod était devenu l’uniforme de la médiocrité.

« Les gens qui nous apprécient veulent un peu d’authenticité. D’honnêteté. De franchise, raconte-t-il à Utrecht, dans les coulisses du Guess Who. Des mecs qui se foulent. Pas ces gros groupes qui déboulent tous les ans avec leurs chansons proprettes et vides. C’est si stéréotypé. Des versions diluées de figures historiques de la musique. Nos fans veulent des types qui suent, qui puent, qui leur rappellent qu’ils sont en vie. »

Fils d’un ambulancier et d’une femme au foyer, élevé durant les années 70 dans une habitation à loyer modéré du Lincolnshire, Williamson a la tronche et les bras d’un mec qu’on n’emmerde pas. Un langage fleuri et un accent à couper au couteau. « Les gens peuvent juger nos chansons offensantes ou les considérer comme un vulgaire tas d’injures. Mais c’est comme ça que je cause et c’est la vraie vie, non? Puis cette vie, c’est de la merde. Et encore, perso, j’ai de la chance… »

Jason vient de Grantham, le patelin qui a vu naître Margaret Thatcher. Un bled élu par deux fois dans les années 80 « ville la plus ennuyeuse du Royaume-Uni ». « Son héritage à elle, résumait Jason auprès d’un confrère, c’est Noel Gallagher qui agite une carte de crédit devant un journaliste australien en clamant que c’est la raison pour laquelle les gens sont jaloux de lui. Ou encore l’accro à l’héroïne avec qui tu avais l’habitude de boire des coups. »

« Thatcher m’a influencé dès que j’ai réalisé le danger que pouvaient incarner des femmes comme elle. Elle a causé énormément de dégâts. Détruit des vies. Fait imploser des familles. Je n’ai aucune compassion. D’autant qu’elle croyait en ce qu’elle a fait. Elle n’a d’ailleurs jamais présenté d’excuses. Les réactions enthousiastes à l’annonce de son décès ont peut-être choqué ses proches, mais ces derniers ont bien profité de son travail d’anéantissement et de la crédulité de mecs sans un rond. Dans le genre, elle a mené une sacrée entreprise de démolition… Mais si elle incarne une forme radicale de cruauté politique et sociale, elle n’est qu’un maillon de la chaîne de contrôle qui nous enserre. Tous les partis jouent le même jeu. »

Ennui, pauvreté et aliénation…

Williamson n’est plus vraiment, à un petit 45 ans, ce qu’on appelle un jeune premier. A 20 piges, après neuf mois en Californie où il a travaillé comme veilleur de nuit d’un lotissement résidentiel appelant les flics au rythme des scènes de ménage, il rentre au pays, chante et joue de la guitare dans un tas de groupes sans avenir. Alors que la britpop commence à bouffer les pissenlits par la racine, Meat Pie essaie encore de combiner Small Faces et Guns N’ Roses. « C’est le moment où je suis tombé dans la coke et où j’ai commencé à me comporter comme un bâtard arrogant« , avoue-t-il.

Williamson claque tout son fric dans la poudre et la gnole, ne mange pratiquement plus et se fait virer d’un job après l’autre. Au printemps 2006, alors qu’il a tout juste de quoi se payer son Mars et sa cannette de Carlsberg quotidiens, le bad boy écrit Teacher Faces Porn Charges. Une chanson qui parle d’aller faire ses courses en pyjama au magasin du coin.

« Le déclic? Mon taf. Le fait de voir que rien ne s’améliorait. L’ennui. L’aliénation. Le manque de fric. Tous ces trucs que je me suis mis à introduire dans ma musique. J’ai bossé dans un call center. Eté agent de sécurité dans des magasins de vêtements et des entreprises… Tous ces boulots ont fait de moi ce que je suis. Sans eux, Sleaford Mods n’existerait pas. Du moins pas de cette manière. »

Un pote lui suggère de plaquer ses mots sur une boucle de Roni Size. Williamson, qui se fait au départ appeler That’s Shit, Try Harder, a trouvé sa formule magique. Sur des beats patraques et rudimentaires, Sleaford Mods parlera avec crudité et humour du chômage, des ravages capitalistes, de la célébrité, de la société et de ses exclus… Il évoque la condition désastreuse du pays, la vie quotidienne au bout du bout de la chaîne économique et les toilettes qui sentent la pisse… Jobseeker se décline sous la forme d’un entretien à l’Onem britannique. – « Alors, Mr Williamson, qu’avez-vous fait pour trouver un emploi rémunérateur depuis votre dernière signature? » – « Que dalle. Je me suis branlé dans mon fauteuil à la maison. Et j’aimerais savoir pourquoi vous ne servez pas de café ici. Mon rendez-vous était fixé à 11 h 10 et il est maintenant midi », dégueule le rappeur punk tel un névrosé hyperkinétique qui vient de s’enfiler cinq Red Bull. Des paroles que Williamson écrit en immersion. Au boulot, en tournée, sur le zinc des bars, dans des bus ou des chiottes…

Passionné par les Sex Pistols, The Jam (il a horreur de ce qu’est devenu Weller), puis le hip hop et l’indie, Williamson rappelle autant Johnny Rotten que Mike Skinner ou Scroobius Pip. Il renvoie à The Fall mais se dit surtout fan du premier Wu-Tang Clan. De son chaos, de son non-sens, de son désespoir et de son accent dépourvu de glamour… « Quand je me suis intéressé au spoken word, j’ai vite réalisé que c’était le meilleur moyen de m’exprimer et de véhiculer mes expériences. »

La grande gueule fait dans le genre de loop qu’on trouve sur un tas de chansons de rap jusqu’à ce qu’il découvre Two Lone Swordsmen et son album From The Double Gone Chapel. Happé par le son de basse grondant et le beat minimal d’Andrew Weaterhall et Keith Tenniswood.

Williamson embauche Andrew Fearn il y a un peu plus de trois ans et l’invite à participer à son cinquième CDR (Wank) après l’avoir repéré au bar Chameleon dans leur cher Nottingham. Fearn est né à Saxilby. Et avant Sleaford Mods, il a passé quatre ans et demi à tenter de vendre des abonnements de gym. La plupart du temps à des vieux à peine capables de marcher. « C’est presque plus facile de faire de la musique quand tu es fauché, note-t-il. Tu n’as rien d’autre à foutre et tu en as davantage besoin. »

Glandouille assumée: comme pour dénoncer la flûte que constitue souvent le live en rap ou dans le milieu des musiques électroniques, Andrew, en charge des beats, se contente pendant les concerts d’appuyer sur un bouton et de boire des coups, main dans la poche, en acquiesçant avec un bête sourire la virulente poésie de son pote en mode « shouted word ».

This is England…

Fearn est forcément sur la même longueur d’ondes que son complice. « Je n’ose pas penser au futur. Il s’annonce horrible. On est baisés. Quand tu tombes sur ces putains de graphiques et que tu vois ce que possèdent les riches et ce que doivent se partager comme des morts de faim les fauchés… On a perdu tout sens des proportions. Puis, il n’y a aucune explication valable au fait que des mecs doivent pioncer dans la rue. »

« Ce qui me préoccupe, renchérit Williamson, c’est que ce pourcent le plus puissant puisse construire son propre monde au point d’éventuellement se libérer du bagage encombrant qu’est le reste de la race humaine. » Politiques, les faux Mods? Anarchistes plutôt. Parce que convaincus que le seul moyen d’attirer l’attention d’un ministre aujourd’hui, c’est d’élever son rang social et de gagner autant de fric que lui.

Le duo a donné l’un de ses premiers concerts à l’occasion d’une soirée hommage à Alan Sillitoe. L’auteur entre autres de Saturday Night, Sunday Morning. « Un bouquin qui a pour décor Nottingham et chronique la vie d’un homme qui bosse dans une usine de vélos, trime cinq jours par semaine et se bourre la gueule le week-end. On nous a proposé de donner un concert à sa mémoire parce que notre musique reflète le même genre d’histoires. Le fils de Sillitoe a d’ailleurs réalisé le clip de notre chanson Mr. Jolly Fucker. C’était un auteur réaliste, un formidable observateur de la classe ouvrière. »

On pense à Shane Meadows et This is England. A Alan Clarke, Scum et Made in Britain. « Plein de gens ont réussi à tirer le portrait de la vie quotidienne dans le monde ouvrier, commentent-ils d’une voix. Alan Bennett avec certaines de ses pièces. Ce type qui a fait Nuts in May et Abigail’s Party: Mike Leigh. Ou encore Cass Pennant. Le milieu working class, c’est aussi bien des mecs sans emploi que des types qui se démolissent à l’usine. Trainspotting, le Mona Lisa de Neil Jordan, The Long Good Friday… Des gens sont parvenus à refléter ce qu’ils ont absorbé dans la créativité. Quoi de plus beau que de montrer les choses telles qu’elles sont? Mate Withnail and I. C’est l’un des meilleurs films britanniques. Il raconte deux acteurs alcoolos qui cherchent du boulot et partent en vacances dans le cottage d’un oncle gay… »

Les Sleaford Mods sont aussi fans de The Thing de John Carpenter. Des cols bleus qui détestent leur boulot et se font trucider par un monstre qui ne les tue pas vraiment. L’horreur ultime. « Les riches ne cachent plus ou à peine leur plan de domination. Les gens font la queue pour réaliser que tout ce système n’est qu’un tissu de conneries. On est assis sur une bombe à retardement. »

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RENCONTRE Julien Broquet, À Utrecht

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