Voyage au bout de la nuit

"Le premier élément autour duquel le film s'est articulé, c'est un garçon qui ne veut plus serrer la main d'une femme à qui il la serrait avant. "

Avec Le Jeune Ahmed, les frères Dardenne s’emparent d’un sujet brûlant, filmant à sa hauteur un jeune musulman radicalisé pour plonger au coeur du fanatisme religieux. Un film frontal, réussite majeure à l’urgence manifeste.

Onzième long métrage de Luc et Jean-Pierre Dardenne, Le Jeune Ahmed tient en quelque sorte du retour aux fondamentaux pour le duo qui y renoue avec l’économie -la sécheresse même- de certains films antérieurs, L‘E nfant par exemple, sans même parler d’une énergie n’étant pas sans rappeler celle qui habitait Rosetta. Mais s’il s’inscrit dans la continuité esthétique de l’oeuvre, ce nouvel opus s’en écarte également: jamais, en effet, les frères ne s’étaient emparés d’un sujet politique aussi brûlant, la radicalisation d’un jeune musulman, Ahmed, un ado tombé sous la coupe d’un imam fondamentaliste et se retournant dans la foulée contre son entourage, proches, prof et autres. Une matière sensible, abordée sans faux-fuyant et à l’abri d’un quelconque angélisme. « On est un peu anxieux, quand même, de voir comment le film va être reçu », confient-ils à l’unisson à quelques jours de s’envoler pour Cannes, où ils auront pour la huitième fois consécutive (!) les honneurs de la compétition.

Sortir de l’enfermement

L’origine du Jeune Ahmed, il faut la chercher dans les attentats ayant frappé la France et la Belgique ces dernières années. « Nous nous sommes interrogés sur ce qui se passait exactement, et le regard que l’on pourrait y porter. Il y avait déjà beaucoup d’analyses sociologiques et d’autres films, comme La Désintégration , qui avaient été faits. Nous nous sommes demandé comment faire pour aller au coeur du fanatisme religieux, voir ce que c’est », contextualise Luc. Rapidement, l’idée de s’appuyer sur un jeune protagoniste, un adolescent comme ils en avaient déjà mis en scène dans La Promesse ou Le Gamin au vélo s’impose. « Nous avons essayé avec des personnages un peu plus âgés, et on n’y arrivait pas, poursuit-il. Principalement parce que ce qui nous intéressait, c’était de voir comment sortir de cet emprisonnement, de cet enfermement, pas ce dont il résultait; pas de voir comment la personne a été radicalisée, mais comment elle s’en sort. Avec l’enfant, et surtout avec l’acteur que nous avons trouvé –Idir Ben Addi, impeccable jusque dans son côté parfois un peu gauche, NDLR- et son corps à lui, on s’est dit qu’il y aurait quelque chose qui pourrait s’échapper, une maladresse, l’enfance tout simplement, qui permette peut-être aussi d’accrocher le spectateur. Et que ce dernier imagine impossible qu’il soit ce terroriste et pense qu’il est aussi autre chose. Ce qu’avec un personnage plus âgé, on n’arrivait pas à imaginer. »

Un processus qui n’est pas allé sans mal, cependant, le personnage ne cessant de se dérober et d’échapper aux réalisateurs tout au long du processus d’écriture, muré qu’il était dans sa détermination. « Nous n’imaginions pas que nous étions en train de donner naissance à un personnage si fermé, capable de nous échapper à ce point, de nous laisser sans possibilité de construction dramatique pour le rattraper », écrivent-ils dans leur note d’intention. À la mesure, en somme, de la force de son endoctrinement fanatique. « Il a fallu casser le scénario parce qu’il est impossible d’entrer dans ce garçon. La réalité dit la même chose, les enquêtes comme les gens. Pour la Belgique, le seul dont on pensait qu’il s’en était sorti est malheureusement retombé dedans. En discutant notamment avec des gens comme Fethi Benslama (psychanalyste spécialiste de la radicalisation, NDLR) , il nous est apparu que c’était impossible par l’amour. Puisque, contrairement à nos autres scénarios, aucun autre personnage n’arrive à établir le contact pour le sortir de là, il doit le faire « par lui-même », suivant une construction narrative que l’on se gardera, ici, de dévoiler plus avant. « Nous avons essayé de faire un film qui soit un hymne à l’impureté donc un hymne à la vie, enchaîne Jean-Pierre Dardenne. Le pari du Jeune Ahmed , c’est de voir comment la vie peut revenir chez ce gamin, cet enfant complètement possédé par l’absolu religieux et la désignation de tout ce qui ne lui ressemble pas comme impur, et donc nuisible pour certains. De voir comment il peut être contaminé par l’impureté dont il se défend. »

Les frères en constant dialogue sur le tournage.
Les frères en constant dialogue sur le tournage.

Des déclencheurs, pas des causes

À sujet aussi sensible que la radicalisation, approche spécifique. Et celle choisie par le duo de réalisateurs s’agissant d’Ahmed est ouvertement frontale. « Nous avons essayé de dire que si tu es radicalisé, si tu es devenu un démon dans le sens de possédé, pour reprendre le terme de Dostoïevski, on ne voit pas ce qui peut t’arrêter si, en plus, ta croyance te permet de dissimuler ce que tu fais, que c’est autorisé, ce n’est pas un péché. C’est ce qu’on appelle la taqîya en religion musulmane. La conscience du péché, on l’a mise à un moment donné, il se débrouille comme il peut avec, mais il est toujours dans le bien, lui. Comment arriver à penser que tu fais le mal si, même tuer un autre -l’interdiction du meurtre est le principe fondamental de toutes les cultures, quelles que soient les religions-, tu peux te le permettre au nom de ta religion? Comment faire marche arrière? On a essayé de l’y confronter alors que, dans la réalité, nous avons rencontré un discours plus pessimiste que le nôtre, chez les conseillers philosophiques des lieux de déradicalisation par exemple… »

Constat implacable exprimé de façon limpide dans le film, sans que la dimension humaniste de leur cinéma ne s’en trouve altérée. S’ils ne cherchent en rien à justifier les actes d’Ahmed, l’empathie des Dardenne à son égard est manifeste: « L’amour pour notre personnage est très fort, on ne pouvait pas ne pas l’aimer, ce jeune terroriste. » Ni ne pas lui laisser malgré tout une échappatoire. Un postulat souligné par un choix de mise en scène fort, voulant que, une fois les enjeux entendus, la caméra se situe exclusivement à hauteur du gamin, vivant, vibrant avec lui, le film se faisant matière organique toujours en mouvement, aussi vrai qu’Ahmed semble ne pouvoir jamais s’arrêter de courir. « On est avec lui, comme si on ne voyait pas nous-mêmes la sortie, ni les causes. On ne voulait pas d’un film sur les causes, parce qu’on pense que la religion a son autonomie, pas besoin de la situation économique ou sociale pour pouvoir agir », observe Luc. « Il y a des déclencheurs, mais quand on voit le côté mondial de l’affaire, pas seulement en Belgique ou en France, le fanatisme religieux a besoin, sans doute, de combustion, mais ce ne sont pas des causes, plutôt des prétextes me semble-t-il, ajoute Jean-Pierre. Il n’y a pas de modèle, d’archétype voulant, par exemple, que ce soient des jeunes vivant dans des conditions économiques moins bonnes. Les auteurs des attentats au Sri Lanka étaient des enfants de bonne famille, dont certains sont venus étudier en Europe. » « Il faut simplement penser qu’il y a du désir, je crois, dans le fait de tuer, de se sacrifier, de s’identifier à une cause qui te dépasse », renchérit Luc.

Adolescent en mal d’idéaux comme il en existe de nombreux, Ahmed constitue une proie facile, rendue particulièrement perméable au discours d’un imam salafiste par sa quête d’absolu. Pour autant, le film se garde bien de toute généralisation, forcément abusive. « Son frère et sa soeur ne marchent pas. Certains ne sont pas séduits, lui l’est, commente Jean-Pierre. Nous voulions voir -et c’est là que ce film s’inscrit un peu parmi nos autres films- comment ce garçon pouvait sortir de sa nuit. » « Dans ses mémoires, Günter Grass avoue qu’il a été un jeune SS à quatorze ou quinze ans, et il se pose lui-même la question du pourquoi, relève Luc. Il dit avoir été séduit par l’idéal nationaliste, la patrie en danger, une espèce d’absolu, ignorant la Shoah, etc. Il a été séduit, et il y est allé carrément. Je pense que c’est ça. Nous, c’est la religion qui nous intéresse, pas la situation économique, mais le fait que la religion puisse devenir un idéal, et diviser le monde en deux: nous, les bons, le bien, et les autres, le mal, l’impur. Et que toi, si tu es élu par ton imam, c’est magnifique et désirable. Il n’est pas une victime, nous le voyons comme tel. La question est là: comment le décrocher de son imam, voilà ce qu’on cherche à faire dans le film, comme cherchent à le faire tous ceux qui s’occupent de lui, aussi dans la réalité: comment y arriver? » Vaste débat…

Voyage au bout de la nuit

Le Jeune Ahmed

Un adolescent comme tant d’autres. Belge, arabe et musulman. Sous sa chevelure frisée et ses grosses lunettes lui donnant l’air intello, Ahmed (Idir Ben Addi, une révélation) cache une sensibilité aiguë, à fleur de peau. Et une timidité, un caractère influençable qu’un imam salafiste de sa région liégeoise n’a pas manqué de remarquer. L’homme fait percoler dans la foi sincère du gamin des idées radicales, une vision de l’islam et du Coran où -entre autres- on déteste les Juifs et où on ne sert pas la main aux femmes. Madame Inès (Myriem Akheddiou), la prof d’Ahmed, elle-même d’origine arabe, est déçue et choquée par son changement brutal d’attitude envers elle. En plus de fuir son contact, Ahmed lui reproche de vouloir donner des cours d’arabe en dehors de l’apprentissage du Coran. Quand l’ado apprendra (par son imam, toujours) que l’enseignante a un nouveau compagnon, et que cet homme est juif, son sang ne fera qu’un tour. Et toute la propagande reçue à la mosquée, mais aussi sur Internet, lui inspirera le plus terrible des actes… Ainsi commence, et commence seulement, ce qui est le plus beau film des frères Dardenne depuis leur chef-d’oeuvre, Le Fils, en 2002. Le plus beau et aussi le plus important, car le sujet qu’il aborde soulève des questions cruciales pour notre société que menacent communautarisme et dérives islamistes.

Juste distance

Le Jeune Ahmed est sans doute, avec L’Enfant (Palme d’Or cannoise en 2005), l’oeuvre la plus évidemment « bressonienne » des Dardenne. Par la tenue, la rigueur, la juste distance et l’accent mis sur les enjeux moraux. Par le coup du destin qui se manifeste à un moment crucial, aussi, et que nous nous garderons bien de révéler ici. Les frères n’ont jamais fait, et ne feront jamais, de film sentimental. Ni non plus, depuis La Promesse (1996), de film intellectuel. Ils ont fait le pari d’utiliser un langage cinématographique de plus en plus maîtrisé pour travailler l’humain dans ce qu’il peut avoir à la fois de plus intime (l’amour, la maternité et la paternité, les liens familiaux) et de plus ancré dans la réalité sociale (les rapports de générations, la quête d’un travail, les gens exploités ou poussés vers la marge). Leur travail est potentiellement chargé d’une immense émotion, d’autant plus belle qu’elle se veut constamment retenue. Mais il reste, et c’est chose admirable, toujours rationnel. Ahmed suscite l’évidente empathie des Dardenne, mais cela ne les mène pas une seconde à justifier ses actes. Assumant un regard tout à la fois profondément humain et d’une lucidité tranchante, les cinéastes ont en fait trouvé l’approche optimale pour évoquer le terrifiant sujet du film. Loin des slogans réducteurs et racistes, mais loin aussi de l’angélisme que beaucoup (notablement dans le monde politique et culturel belge) continuent à pratiquer avec un opportunisme et une hypocrisie aussi navrants que hautement dangereux.

De Luc et Jean-Pierre Dardenne. Avec Idir Ben Addi, Olivier Bonnaud, Myriem Akheddiou. 1 h 24. Sortie: 22/05.

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