Virelangue
Dans son premier roman, Polina Panassenko conte l’acclimatation linguistique d’une fillette russe après son exil jusqu’à Saint-Étienne.
Tenir sa langue débute au tribunal de Bobigny, le genre de lieu où ne résonne, entre les murs administratifs, qu’une parole cadrée. Une jeune femme au prénom francisé (Pauline) est présente pour tenter de récupérer son blase de naissance (Polina), à peine différent d’un son. C’est aussi celui que s’était choisi sa grand-mère paternelle juive Pessah pour protéger les siens. D’une perte d’identité à l’autre, d’une assimilation contrainte à l’autre, la narratrice souhaite désormais briser le cercle de la peur et transmettre à ses propres enfants un héritage pluriel, qui tienne compte d’aujourd’hui et d’hier. Nous comprenons mieux ce qui se joue pour elle comme reconquête d’identité en la retrouvant enfant, entourée de sa famille élargie à manger la kacha à la semoule, l’oreille vissée sur la radio dans une Union soviétique sur le point de s’effriter définitivement. En 1993, il est désormais temps pour Polina et les siens d’empaqueter le strict nécessaire vers Saint-Étienne, “la vraie France”.
L’accent de l’exil
Comment sonne l’arrachement au pays natal aux oreilles d’une fillette? Le dépaysement, c’est le mot rakléte (“un carré jaune mou sur [une] minipelle”) qu’elle apprend chez ses voisins. C’est la materneltchik (avec ce “tchik” qu’utilise sa mère pour adoucir toute situation) où une immense femme-adulte semble faire les règles pour une bande d’orphelins, dès qu’une sonnerie retentit. Ce sont les comptines bizarres (“Pourquoi ces gens plantent des choux avec leurs coudes?”) qu’on retient comme on peut en phonétique ou les génériques de dessins animés quand “l’odeur de l’Opitalnor prend toute la place” (celle de l’hôpital où doit séjourner sa mère malade, entre les rémissions). Restent certains étés où il est possible de retourner à la datcha, pour écouter Léonid Outiossov avec son grand-père, s’occuper des patates dans le jardin communautaire, cultiver son russe ou sa nostalgie. D’un pays à l’autre, Polina ne peut s’empêcher d’avoir la langue qui gratte, qui tangue. Elle craint que la paroi entre le français et sa langue natale ne devienne tout à fait étanche, que son accent vienne lui demander des comptes: “Alors, ma vieille, on parle comme Jean-Pierre Pernaut?” Les situations de bilinguisme de nécessité ont tout d’un vertige, mais quand Polina Panassenko s’en empare, armée de son expérience de première main et de sa façon de sonner juste quel que soit le registre, elles acquièrent la même force qu’un stand-up qui serait bâti autant pour l’écrit que pour la scène. Entre humour qui dézingue, mélancolie voilée et sens avéré du rythme, il n’est pas tout à fait anodin de retrouver cette primo-romancière enthousiasmante en diable dans la même maison d’édition que Gary Shteyngart, l’auteur de Mémoire d’un bon à rien.
Tenir sa langue
De Polina Panassenko, éditions de L’Olivier, 192 pages.
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