Teen Spirit, au BPS22, une exploration aussi inspirée que subtile
Teen Spirit, la nouvelle exposition collective du BPS22, examine les affinités électives qui poussent l’art contemporain vers l’adolescence. Roulez jeunesse.
Curatrice au BPS22, Nancy Casielles rêvait de consacrer une exposition à l’adolescence depuis longtemps. À travers une fenêtre Zoom, elle revient sur le déclic. « Nous recevons souvent des groupes de jeunes au BPS22. Je suis toujours impressionnée par la manière dont ils manipulent leur smartphone et maîtrisent leur image. Personnellement, je n’ai par exemple aucune idée de quel est mon bon profil alors qu’eux savent parfaitement se mettre en scène. Je me suis dit qu’il serait intéressant de se replonger dans cette époque-là. » D’emblée, la commissaire sait ce qu’elle veut éviter. Pas question de donner dans l’exposition entièrement dominée par le médium photographique -elle s’interdit entre autres les sublimes tirages de Rineke Dijkstra, qu’elle affectionne pourtant. Pour cause, ce filon-là est usé jusqu’à la corde. Il en va ainsi de l’imagerie, pourtant percutante, d’un Larry Clark, qui a contribué à fixer des contours « sexe, drogue et rock’n’roll » à l’adolescence… Alors que celle-ci peut très souvent s’afficher très solitaire et banale. Tout le monde n’est pas habité par la fureur de vivre.
« Les corps en mutation sont bien sûr fascinants, mais le sujet méritait que l’on dépasse ce cliché« , estime Casielles. En lieu et place, l’intéressée s’est fixé un cadre rigoriste, celui de pratiques et de supports peu utilisés pour traiter le sujet. But de la manoeuvre? Tenter d’expliquer à quel point l’adolescence n’est pas seulement un phénomène physiologique lié à la puberté, ni même un simple état psychologique. « Je trouvais qu’il était grand temps d’en parler de manière positive, sachant toute la terminologie négative tournant autour de cette période. Trop souvent, on évoque la « crise » d’adolescence, le fameux « âge ingrat », « l’âge bête »… On ne dit pas assez la puissance et la sensibilité propres à ce moment-charnière de l’existence« , précise l’historienne de l’art.
Avoir pour être
À la lueur de tout cela, Teen Spirit ose un parti pris intelligent en montrant, à travers une perspective diachronique, combien la notion relève d’une construction sociale occidentale -dans certaines cultures, ce passage n’existe pas. « L’adolescence peut être située sociologiquement. Elle est née dans la bourgeoisie, chez les jeunes gens qui ont la chance d’être scolarisés. C’est à l’école qu’ils tissent un autre axe de d’échange. Les pères sont remplacés par des pairs et, du coup, la famille n’est plus le lieu privilégié de la transmission« , estime celle qui a réuni plus de 30 artistes et 90 oeuvres autour de la thématique. Autre observation: les femmes sont initialement moins concernées par l’adolescence, en ce que le système d’alors les fait passer sans transition du statut d’enfant à celui de mère.
Pour appuyer son propos, Nancy Casielles convoque les écrits de Jon Savage, l’écrivain britannique connu pour avoir décrit avec brio l’avènement du mouvement punk. Elle retient de l’auteur de England’s Dreaming sa mise au jour des liens profonds unissant l’adolescence au consumérisme. « Le « boom » de l’adolescence a lieu après la Seconde Guerre mondiale. Les caves qui servaient à se protéger des bombardements vont devenir les repaires des jeunes pour se retrouver entre eux et faire la fête. C’est aussi la génération durant laquelle la jeunesse va quantitativement augmenter. Il y a tout un système d’objets qui accompagne cet essor, les transistors, les téléviseurs, la voiture… Au sein de cette abondance, les adolescents vont élire ce qui les intéresse et adopter des codes leur permettant de se distinguer vis-à-vis des parents. Tout cela va faire d’eux des cibles et un marché que l’on se dispute. Et si l’on pousse la thèse de Savage jusqu’au bout, qui soutient que dans un système capitaliste on se définit par ce qu’on possède, par son pouvoir d’achat, on se rend compte qu’aujourd’hui nous sommes tous des adolescents« , ajoute la conceptrice de Teen Spirit. De fait, de nombreux observateurs appuient ce constat -on pense à Benjamin Barber et son ouvrage Comment le capitalisme nous infantilise, qui a été parmi les premiers à décrire ce consommateur faussement adulte plongé dans un monde virtuel sans altérité structurante.
Intéressant également est le fait de la déconsidération dont souffre l’adolescence. Celle-ci est révélatrice d’une déculpabilisation à peu de frais. Nancy Casielles de commenter: « Décrédibiliser les adolescents, qui est fréquent au sein de la parole dite adulte, est une manière de ne pas chercher à comprendre ce qui se joue. Ce mépris asséné à un moment où il faudrait justement entendre ce qu’ils ont à nous dire s’avère une façon habile de ne pas remettre en cause ce que nous leur proposons comme monde, comme perspectives. C’est particulièrement aigu aujourd’hui avec la succession de crises, qu’elles soient écologiques, sanitaires, économiques… Mon choix d’oeuvres s’est fait dans le sens d’une conversion du regard. Il s’agit de pièces qui invitent à aborder l’adolescence avec bienveillance, loin des caricatures. »
Pour sortir de la représentation physiologique de cette période-clé du développement, la curatrice a vu grand, depuis des artistes qui abordent la question des réseaux sociaux (le Belge Emmanuel Van Der Auwera, par exemple, présent avec une toute nouvelle production), jusqu’à des oeuvres plus historiques (Joseph Beuys, Sophie Podolski…) retraçant l’histoire de ce terme, en passant par les méandres de Mike Kelley et des pièces dont la signification se reconfigure en fonction de la thématique (entre autres l’épatant De Spinario – Le Tireur d’épine de Johan Muyle).
Teen Spirit, au BPS22, à Charleroi, du 12/02 au 22/05.
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