Romeo Castellucci, une touche d’abject dans le sublime
Trente ans après sa toute première incursion à Bruxelles, l’Italien Romeo Castellucci sera omniprésent dans la capitale en cette rentrée. L’occasion de rencontrer un créateur qui sait comment retourner les sens et poser les questions qui font mal, à travers plusieurs disciplines artistiques.
Cet automne, Bruxelles déroule le tapis rouge à Romeo Castellucci, en déployant les différentes facettes artistiques du trublion italien: la mise en scène de La Flûte enchantée à La Monnaie, une carte blanche pour la Cinematek, une installation à Bozar dans le cadre de l’exposition consacrée au peintre caravagesque Théodore van Loon, une performance dans la nouvelle saison d’expos du Kanal – Centre Pompidou… Il faut dire que, entre l’homme de théâtre, plasticien et scénographe et la capitale belge, le lien est ancien. En 1988 déjà, le toujours pionnier Théâtre 140 présentait son Santa Sofia.Teatro Khmer, où une énorme reproduction d’une icône byzantine représentait le Christ Pantocrator. Dix ans plus tard, le Kunstenfestivaldesarts, sous l’égide de sa fondatrice Frie Lysen, accueillait son Giulo Cesare, déclinaison de la tragédie de Shakespeare où le décor était brûlé et où un cheval évoluait sur scène. Et c’est à La Monnaie, en 2011, à l’instigation du directeur Peter de Caluwe, que Castellucci s’était lancé dans sa première mise en scène d’opéra, avec le Parsifal de Wagner. « C’est un opéra qu’il est impossible de monter. Alors comme c’était déjà un désastre, je me suis dit pourquoi pas? » se rappelle-t-il alors qu’on le rencontre à Bruxelles.
Je ne suis pas un prophète ou un prêtre qui a la clé.
Le son, la matière, la lumière, les corps, les mots et les images : Romeo Castellucci maîtrise tous les aspects de l’art. Pourtant, l’art, il a bien failli passer à côté. Etudiant en agronomie, il est tombé dedans « par hasard ». « J’ai découvert à l’adolescence cette partie du monde qui m’attendait, je pense, raconte-t-il. J’étais un garçon qui faisait n’importe quoi, qui ne connaissait rien du tout. Je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire, je traînais dans la rue, à Cesena (NDLR: sa ville natale, en Emilie-Romagne). Ma soeur Claudia étudiait à Bologne, elle revenait à la maison une fois par semaine. Un jour, j’ai vu sur la table de la cuisine un de ses livres d’histoire de l’art, j’ai commencé à le feuilleter et je me suis rendu compte qu’il y avait là une histoire, un récit, un monde. J’ai eu une réaction presque nerveuse. J’ai changé ma vie, presque du jour au lendemain. J’ai changé ma façon de me tenir, de manger, d’avoir des relations avec les autres. C’était aussi au moment de la mort de mon père. Ça a été une révolution personnelle. J’ai changé d’école, j’ai changé de ville. Je suis parti à Bologne, qui bouillonnait artistiquement. Je suis devenu artiste presque poussé par les autres, par des contingences que je n’avais jamais imaginées, d’abord à travers la peinture, puis la performance, puis le théâtre. Ce n’était pas un choix. »
Coin de bouche tordu
La peinture, formation artistique première de Romeo Castellucci, a toujours innervé son travail. Quand en 1981, à 21 ans, il fonde sa compagnie de théâtre expérimental avec sa soeur et sa compagne Chiara Guidi, la Societas Raffaello Sanzio, ils adoptent comme étendard le nom complet de Raphaël. « Raphaël est le peintre qui a vécu la perfection absolue de la forme au sommet de la Renaissance, précise-t-il. Mais on peut déjà ressentir dans sa peinture un début de maladie. C’est le début du maniérisme, annonçant le baroque. La nouveauté, c’est que quelque chose de tordu peut être beau. Ça commence par un petit angle tordu dans la bouche de La Fornarina (NDLR: portrait d’une jeune femme réalisé entre 1518 et 1519). C’est aussi alors que le réel, avec une force immense, fait son entrée dans la peinture. Avec le Caravage, un pied sale devient une expérience de beauté absolue. C’était inimaginable avant cela. »
Introduire le sale dans le beau, l’abject dans le sublime. Romeo Castellucci, aussi fortement influencé par Antonin Artaud et son « théâtre de la cruauté », est passé maître dans cette pratique, suscitant régulièrement de vives réactions. On a vu un spectateur s’évanouir et être évacué lors d’une représentation de Purgatorio, au Théâtre national, dans la trilogie inspirée par La Divine Comédie de Dante. Face à une scène d’inceste insupportable dont on ne voyait rien mais entendait tout. En 2011, des manifestations ont entouré Sul concetto di volto nel Figlio di Dio, où des excréments et des grenades en plastique étaient jetés sur une immense reproduction du visage du Christ bénissant peint au xve siècle par Antonello da Messina. En 2015, créé dans le cadre de la foire d’art contemporain Art Basel, The Parthenon Metopes mettait en scène l’intervention de vrais ambulanciers tentant de réanimer puis emmenant sous un drap blanc six comédiens tour à tour, transformés en grands blessés grâce à un maquillage ultraréaliste. Programmées en novembre à la Grande Halle de la Villette quelques jours après les attentats parisiens, les représentations avaient bien eu lieu. « Cette action a le malheur particulier d’être un miroir atroce de ce qui est arrivé dans les rues de cette ville, s’était expliqué l’artiste dans une note d’intention. Images difficiles à supporter, obscènes dans leur exactitude inconsciente. Je suis conscient que trop peu de temps a passé pour traiter cette masse énorme de douleur et que nos yeux sont toujours grands ouverts sur la lueur de la violence. Je suis conscient de cela et je vous demande pardon. Mais je suis impuissant et ne peux rien faire face à l’irréparable que le théâtre représente. Voilà, en ce moment, il me semble plus humain d’être là. Etre ici ce soir signifie qu’il faut être présent et vivant, devant les morts. »
Pas un chamane
Alors, volontairement provocateur, Castellucci? « Le choc, la provocation, je ne crois pas du tout à ce vocabulaire. Par contre, je crois au scandale, ce qui est autre chose. Le scandale, selon le terme grec « skandalon », c’est la « pierre qui fait trébucher ». Vous découvrez que vous êtes en train de marcher, vous êtes obligé de vous arrêter et, après la pierre, obligé de marcher d’une autre manière. Vous devez comprendre ce qui se passe en vous. L’histoire de l’art, c’est l’histoire du scandale. »
Dès lors, face à cette Flûte enchantée ouvrant la saison de La Monnaie, mieux vaut ne pas s’attendre à ce que ce soit la joie et la lumière de l’opéra de Mozart qui soient mises en évidence. « J’ai découvert que Goethe, après la déception de la Révolution française et de la Terreur, avait écrit un livret, Der Zauberflöte zweyter Theil, une « seconde partie » à La Flûte enchantée, mais il n’a pas réussi à trouver un compositeur pour le mettre en musique. Ce livret est basé sur le pessimisme anthropologique, le désastre du personnage de Sarastro, la stérilité de Papageno et Papagena… Je pense que c’est une voie qui est très peu questionnée. Il faut réinventer un point de vue sur cet objet artistique qui est tellement dense, tellement stéréotypé, tellement devenu un cliché. S’il existe un devoir de l’artiste selon moi, c’est de poser des questions, glisser des questions là où il n’y en a pas. Dans le cas de La Flûte enchantée, il s’agit par exemple de: comment est-ce possible de vivre dans un monde sans ombre comme celui que propose Sarastro? Qu’est-ce que ça veut dire « être purifié »? Ça, ça fait écho à la Terreur. Pour cette idée de pureté, on a tué des hommes, et on continue à le faire aujourd’hui. Je pose des questions. Je ne suis pas un prophète ou un prêtre qui a la clé. Je suis très éloigné de l’image de l’artiste comme un chamane. Je suis un visage dans la foule. »
La Flûte enchantée
« Je crois au poison, il faut du poison, une goutte de poison du moins dans tout. Mozart, comme Wagner, c’est très empoisonné. Dans La Flûte enchantée, il y a des moments qui sont d’une tristesse magnifique. Quand j’écoute cet opéra, j’ai parfois l’impression d’entendre un requiem. Il y a une supersymétrie dans La Flûte enchantée, c’est comme une pomme coupée en deux. J’ai considéré cette supersymétrie comme une force. Dans le premier acte, la chorégraphe Cindy Van Acker a accompli un travail important : tout est mouvement. Aussi, quand le spectateur se retrouvera face au deuxième acte, il pourra penser qu’il s’est trompé de salle. C’est une autre esthétique, je vais obliger le spectateur à reconfigurer son regard et son écoute. »
- Du 18 septembre au 3 octobre à La Monnaie, à Bruxelles, www.lamonnaie.be. Romeo Castellucci sera également l’artiste invité dans MMM, le magazine de La Monnaie. L’Istituto Italiano di cultura propose, le 17 septembre, une rencontre « Romeo Castellucci et l’opéra », avec l’artiste et Peter de Caluwe, www.iicbruxelles.esteri.it.
History of oil painting
« Pour cette installation mise à l’entrée de l’exposition Théodore van Loon à Bozar, je fais appel à la peau, à la complexité de la peau, à l’abîme de sa surface. C’est une chambre, une sorte de petite expérience pour le corps du spectateur. Il faut entrer dans cette dimension. Ce n’est pas quelque chose qu’il faut regarder devant soi, il s’agit plutôt d’une ceinture. La Mort de la Vierge du Caravage a été une référence importante pour moi dans ce cadre. »
- Du 10 octobre au 13 janvier à Bozar, à Bruxelles, www.bozar.be.
Romeo Castellucci & Films – Carte blanche
« J’aime beaucoup le cinéma, je suis d’ailleurs sûr que je me suis trompé de métier! Je me sens proche d’Antonioni, j’adore Sergueï Paradjanov et d’autres auteurs apparemment mineurs, qui font un travail humble. Mais pour cette carte blanche donnée par la Cinematek, je ne voulais pas faire un passage en revue de films. Je voulais de petits objets combinés entre eux. Deux films l’un après l’autre peuvent engendrer un troisième film qui n’existe pas, qui est tourné dans la tête du spectateur. »
- Le 24 novembre au showroom Cinematek au Kanal – Centre Pompidou, à Bruxelles, www.kanal.brussels.be.
La Vita Nuova
« C’est une performance avec du texte, du son, du mouvement. Je l’ai conçue pour l’espace du Kanal, en travaillant avec tous les éléments du lieu: le fer, les vitres, le canal, les voitures qui ne sont plus là, un bâtiment situé à la frontière de deux quartiers très différents. Un acteur entre dans le public pour lui adresser une sorte de sermon sur La Vita Nuova (NDLR : oeuvre de Dante où alternent vers et prose). C’est un discours contre l’art et les artistes, un geste polémique. »
- Du 28 novembre au 2 décembre au Kanal – Centre Pompidou, à Bruxelles, www.kanal.brussels.be.
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