L’oeuvre de la semaine: en art, l’absent a toujours raison
En enlevant les deux serpents au célébrissime groupe du Laocoon, l’artiste flamand Kris Martin (°1972), avec une légère touche d’humour, libère l’oeuvre de son côté narratif pour en revenir aux seules expressions des personnages et dès lors, toucher à une autre dimension, plus universelle sans doute : l’effroi.
Rappel des faits. Lorsque les Grecs (sous couvert d’une offrande à Athena et Poseidon) mènent jusqu’aux portes de Troie, le monumental cheval, le prêtre Laocoon suspecte une ruse et le prouve en lançant une flèche sur le corps de l’animal qui produit un son creux. Mais personne ne le croit. Pire, les deux divinités, offensées par cette accusation, envoie deux serpents afin de tuer le prêtre et ses deux fils. Découverte aux premières années du XVIe siècle non loin de la maison dorée de Néron à Rome, l’oeuvre devient, au fil des siècles, aussi célèbre que la Joconde ou la Victoire de Samothrace. Bref, on ne l’interroge plus. Or, comme le fit Bruegel déjà et comme l’enseigne la psychanalyse, le coeur de la question se niche toujours dans ce qui ne se voit pas ou ne se dit pas.
C’est aussi une des voies poursuivies tout au long du travail de Kris Martin. Ainsi, le cadre vide reproduisant celui de l’ « Agneau mystique » que l’artiste a, tour à tour, placé sur la plage d’Ostende, le long de la High Line à New-York et plus récemment, à Gand, face à Saint Bavon à l’intérieur de laquelle le public découvre aujourd’hui l’oeuvre restaurée des frères Van Eyck. Là aussi, le sourire (ou le haussement d’épaules) pourrait être de mise. Mais à chaque fois, le spectacle de ce qui est limité par le métal provoque aussi l’imagination de chacun : que vois-je vraiment qui me concerne ? L’échelle infinie de la mer et l’horizon de la vie? La vanité humaine face à l’orgueil de la ville américaine ? La solitude face à la foule ? Voici une quinzaine d’années, à Minneapolis (car notre plasticien est davantage connu aux Etats-Unis et en Allemagne que chez nous), Kris Martin a enterré, sans en marquer le lieu par une signalétique quelconque, un véritable squelette qui était proposé à la vente depuis l’Asie, pour servir de modèle anatomique.
Non loin de cet « Anonymus » et en en précisant le sens, il a posé, non loin d’un carillon rythmant chaque heure, une cloche monumentale sans gong qui se balance, infiniment. L’absence de son comme celle d’une pierre tombale en disent plus long sur la vie, la mort et l’anonymat que bien des discours. Si la portée conceptuelle n’échappera pas, l’artiste précise que « Seule, la matière peut porter la pensée. » C’est ainsi la raison pour laquelle dans un autre travail, il n’a pas craint d’écrire à la main avec les cendres recueillies dans cinq urnes funéraires, le mot « quelqu’un ». Pour la première fois, une rétrospective est organisée en Belgique.
Gand, Smak. Jusqu’au 31 mai. Citadelpark. Du ma au Ve de 9h30 à 17h30 ; sa et di de 10h à 18h. www.smak.be
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