L’art au temps du corona
Comment artistes, galeries et musées subsistent-ils en période de confinement? Etat des lieux, à l’heure où la résistance s’organise notamment à travers la mise en ligne de contenus.
Elle est bien courte la distance qui sépare le Capitole de la roche Tarpéienne, le plein du vide. Mercredi 11 mars, Ana Torfs savourait le vernissage de sa nouvelle exposition à Bozar en compagnie de visiteurs enthousiastes. Aboutie et formellement passionnante, The Magician & The Surgeon résonnait de manière prémonitoire par le biais d’une pièce rythmée par une respiration obsédante et un monologue aux échos sibyllins ponctué d’un marquant « A sneeze can travel up to 160 km/h », soit « Un éternuement peut voyager jusqu’à 160 km/h » en version française. Au moment de forger ces oeuvres, nulle conscience du désastre viral à venir chez la plasticienne flamande, même s’il est toujours difficile d’identifier ce qui percole du monde dans un travail plastique. Deux jours plus tard, le couperet de la fermeture du Palais des beaux-arts de Bruxelles tombait.
Terrible ascenseur émotionnel que celui-là. Philosophe, l’artiste partage au téléphone ses états d’âme depuis son atelier: « Je repense au vernissage comme à une consolation. Dans la mesure où j’ai travaillé de façon intense depuis l’été dernier, je dois me reposer maintenant, ranger des choses et puis, petit à petit, préparer mon expo à Mexico City, prévue pour septembre prochain, en espérant que le Covid-19 ne m’en privera pas. Pour ce qui est de Bruxelles, Sophie Lauwers (NDLR: responsable des expositions à Bozar) m’a annoncé son intention de prolonger l’expo jusque mi-juillet. »
Autre talent à l’actualité chamboulée, la graveuse Kikie Crêvecoeur n’a pas pu profiter longtemps d’Entre les pages, l’accrochage que lui dédie jusque début mai la Wittockiana, (sans doute, la durée en sera prolongée), à Woluwe-Saint-Pierre. Pour l’intéressée, « la question de l’exposition est devenue secondaire, les priorités sont autres ». Kikie Crêvecoeur a décidé de se replier sur une pratique intimiste qu’elle aborde habituellement dans les périodes creuses. Elle explique avec modestie: « J’appelle cela mes « bricolages de vacances », je les réalise à partir des rubriques culturelles et sportives de vieux journaux, avec de l’encre et de la gomme. Mon oeil tombe sur des mots et je construis une pièce à partir de cela, illustrée ou non. Créer empêche de ruminer et incite à regarder le monde de façon poétique. Mon rôle n’étant pas aussi crucial que celui d’un médecin, j’essaie d’apporter un peu d’humour et de légèreté. »
En plein vol
Lorsque l’on sonde à distance les différents acteurs du monde de l’art, un nuancier d’émotions se révèle derrière un consensus autour de la solidarité, de la préservation des équipes et d’une conscience aiguë de ne figurer qu’en « seconde ligne » des ravages dus à la propagation du virus. Tous les intervenants ont bien en tête qu’il ne faut pas compliquer la tâche des équipes médicales.
Au BPS22 de Charleroi, Pierre-Olivier Rollin oscille entre adaptation et frustration. « J’en profite pour ranger le centre de documentation, confie-t-il. Bien sûr, il n’est pas question déroger aux règles du gouvernement mais je ne peux m’empêcher de me dire que les chiffres de fréquentation qui sont les nôtres, à savoir une moyenne de 20 personnes à la fois dans 2000 m2, respectent les consignes de prudence. C’est d’autant plus frustrant que l’exposition de Latifa Echakhch, The sun and the set, avait connu un bon départ, notamment du fait que l’artiste franco-marocaine a été choisie pour représenter la Suisse à la Biennale d’art de Venise en 2021. J’espère néanmoins pouvoir prolonger l’événement… il reste que cela fait mal. »
Pour Dirk Snauwaert, c’est aussi déception qui prévaut. Comment pourrait-il en être autrement alors que le Wiels, à Forest, dont il est le directeur artistique, proposait justement l’une de ses meilleures affiches en la personne du plasticien allemand Wolfgang Tillmans. « Entre le ministère flamand de la Culture qui nous a amputé de 50.000 euros de subsides et le manque à gagner dû à la situation, estimé au même montant, cela va être une année très difficile. En octobre dernier, nous avons présenté une expo à Shanghai, celle-ci a été mise à l’arrêt durant deux mois. Je table donc sur un délai similaire mais à l’heure qu’il est je suis incapable de dire si Wolfgang Tillmans sera en mesure de prolonger Today Is The First Day. C’est difficile. Il est à espérer que la bureaucratie fera preuve de compréhension. »
Des accents plus inquiets encore se font entendre du côté de l’Imal, ce centre d’art dédié? aux cultures et technologies numériques qui vient tout juste de s’installer dans un nouveau bâtiment à Molenbeek. Son directeur, Yves Bernard, ne cache pas ses préoccupations: « Ce coup d’arrêt tombe très mal, après seulement deux jours d’ouverture. Je suis d’autant moins rassuré que nous avons reçu une lettre de la ministre de la Culture qui, comme c’est souvent le cas, ne dit pas un mot en ce qui concerne les centres d’art visuel. J’ai l’impression que nous sommes laissés pour compte. Tout se passe comme si l’on nous avait passé un fil autour de la patte juste au moment où nous nous apprêtions à déployer nos ailes. »
Quid de Kanal, le mégaprojet de musée d’art moderne et contemporain à Bruxelles? Yves Goldstein, cheville ouvrière, ne dissimule pas son désarroi face à une double incertitude: l’arrêt du chantier et la suspension de la seconde phase d’expérimentation qui devait être inaugurée début avril avec John M. Armleder en guise de tête d’affiche. « Devant moi, il y a plus de brouillard que de clarté. Des centaines de questions auxquelles je ne peux pas répondre. De plus, j’ai l’impression d’une chute de dominos à effet démultipliant, cette idée qu’il faudra plusieurs journées pour récupérer le moindre jour perdu. Bref, une course-poursuite vertigineuse qui en plus va avoir des conséquences lourdes sur la scène émergente avec laquelle nous travaillons. »
Positive et bien décidée à continuer sa mission de pédagogie, entre autres à travers des contenus diffusés sur les réseaux sociaux (une vision nécessaire pour se rappeler au bon souvenir des visiteurs potentiels que partagent les différents acteurs culturels qui doivent cependant veiller à un équilibre précaire dont la mise à mal serait contreproductive: le virtuel ne doit, en aucun cas, prendre le pas sur la confrontation physique avec l’oeuvre), Louma Salamé de la Fondation Boghossian, à Ixelles, pointe un futur dommage collatéral à ne pas négliger: « Il y a fort à parier que la plupart des événements vont être repoussés à septembre, cela va occasionner une saturation insensée préjudiciable au secteur. »
Observateur privilégié de la situation ayant une casquette double MIMA et Alice Gallery, c’est-à-dire musée et galerie, au coeur de la capitale, Raphaël Cruyt considère, lui, qu’il « sera sans doute plus facile pour les musées de s’en remettre ». « L’issue du confinement créera un appel d’air, les gens auront soif de sorties culturelles. En revanche, pour les marchands, cette période risque fort d’ébranler la confiance nécessaire à l’achat d’une oeuvre d’art. Le marché va se contracter pour plusieurs mois. Selon moi, 2020 est d’ores et déjà une année plombée« , affirme-t-il en guise de conclusion.
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