Laurent Raphaël
La pensée en action
Longtemps unique carburant spirituel pour les allergiques à l’eau bénite, la philosophie a été placée en quarantaine. La voilà remise en selle dans deux livres tout chauds.
L’édito de Laurent Raphaël
Le développement personnel est la grande affaire de ce début de siècle. Trempez le mal-être contemporain dans l’océan de messages vantant le bonheur clé sur porte et la réussite matérielle et vous obtenez, au choix, des cours de yoga, des stages d’accomplissement de soi, des dizaines de livres de recettes pour gravir les échelons de la confiance en soi, des kilomètres de pages Google vous expliquant comment vous brancher avec le meilleur carat de vous-même. Dieu est en voyage, il a laissé les clés au concierge, un fêlé du coaching et de la positive attitude.
Celui qui préfère se lover dans la mélancolie, dialoguer avec son spleen poisseux et encombrant est du coup regardé comme une bête curieuse. Au mieux un assisté, au pire un loser. C’est le nouvel impie, le nouveau mécréant qu’il faut pourchasser pour éviter la contagion. Est-on dès lors condamné à broyer du noir sans retour ou, à l’inverse, à faire la paix avec son moi profond? Enfer avec vue plongeante sur les égouts d’un côté, paradis au goût de jus de betterave de l’autre…
Il existe heureusement une troisième voie, dont le tracé serpente entre ces deux autoroutes émotionnelles. C’est celle de la philosophie. Longtemps unique carburant spirituel pour les allergiques à l’eau bénite, elle a été placée en quarantaine, ou dans le meilleur des cas diluée dans le thé apaisant de la psychanalyse, par la vague des idéologies « progressistes ». La voilà remise en selle à la faveur du délitement des empires, marxiste d’abord, capitaliste ensuite, non plus dans ses habits théoriques un peu rêches mais dans des emballages relookés. Allusion à ces nouvelles manières décomplexées d’inscrire la philosophie dans la vie de tous les jours.
Deux livres tout chauds labourent justement ce sillon. Le premier est l’oeuvre d’un vulgarisateur impénitent: Roger-Pol Droit. Précurseur, il publiait déjà, en 2001, 101 expériences de philosophie quotidienne. A l’époque, cette boîte à outil conceptuelle fit friser les moustaches des puristes, comme avant lui Le Monde de Sophie de Jostein Gaarder. Cet adepte de la philo sans effort revient déboulonner nos certitudes avec un nouvel éventail d’expériences à pratiquer seul ou entre amis. La méthode reste la même: provoquer l’étonnement. Un léger choc suffit souvent pour faire vaciller nos repères et déclencher l’incendie métaphysique. Exemples: confier ses courses à quelqu’un pour prendre la mesure de la variété des goûts. Ou faire silence à plusieurs pour mesurer la puissance… des mots.
Alors que le Français jette des cailloux sous nos pneus, l’Allemand Wolfram Eilenberger nous montre, dans Une vie meilleure, comment transcender la routine. Le premier cas illustre bien sa démarche: dans le train, un étudiant qui va visiblement passer un examen a une tache sur sa chemise. Doit-on se taire en pensant qu’il ne pourra plus rien faire mais avec le risque que ses examinateurs le sanctionnent, ou lui faire la remarque, ce qui pourrait le mettre dans tous ses états ou au contraire lui sauver la mise… Situation banale mais rhizome de questions aux conséquences parfois lourdes. « Ma philosophie ne m’a rien rapporté, mais elle m’a beaucoup épargné », disait ce boute-en-train de Schopenhauer. Epargnez-vous donc de vivre uniquement dans le noir complet ou dans la lumière aveuglante, essayez le clair-obscur…
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