Des cases sur les planches

La BD Francis devient Francis sauve le monde sur les planches. © MARIANNE GRIMONT
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

De la BD au théâtre, il y a un pas que peu osent franchir. Coline Struyf s’y est risquée avec le livre-monde Ici et Jean-Michel Frère avec l’humour noir animalier de Francis. Quant à Alexis Michalik, il a vu, en sens inverse, deux de ses pièces se caser sur papier. Gros plan sur ces allers-retours.

Quel est le point commun entre un blaireau très actif sexuellement et le salon d’une maison de Perth Amboy, dans le New Jersey? Il s’agit dans l’un et l’autre cas des héros de bandes dessinées singulières dont les adaptations au théâtre sont à voir sur nos scènes prochainement. Prénommé Francis, le petit mammifère est le protagoniste d’une série lancée en 1996 (éditions Cornélius), comptant à ce jour sept tomes et signée par Jake Raynal et Claire Bouilhac. Quant au salon, il sert de décor unique à Ici, roman graphique de l’Américain Richard McGuire sorti en 2014 (chez Pantheon Books, version française publiée en 2015 chez Gallimard) et couronné en 2016 du Fauve d’or à Angoulême.

La BD Francis.
La BD Francis.

Décalage

« J’ai eu le coup de foudre, c’était mon univers, déclare le metteur en scène namurois Jean-Michel Frère (Kermesse, Trop de Guy Béart tue Guy Béart…) à propos de Francis. Dès la lecture, j’ai eu l’idée de l’adapter en théâtre d’objets, avec des peluches. Pour moi, c’était une évidence. Le dessin de Francis est très simple, très naïf. Un enfant qui tombe sur un album voit des animaux dessinés gentiment, alors que les histoires sont cruelles et sombres. Les peluches permettaient d’avoir sur scène ce décalage entre le fond et la forme. »

Créé début 2016 au théâtre de Namur avec une distribution de trois acteurs- manipulateurs, Francis sauve le monde (1) existe aujourd’hui dans trois versions différentes : une version en salle, une version de rue installée dans un food truck et une version miniature sur planche à repasser, conçue spécialement pour le lancement dans une librairie parisienne du septième album de Francis. On y retrouve donc Francis le blaireau, son ami Lucien le lapin, son loup de patron, son médecin rat et le reste de la faune peuplant ces fables acides en six cases commençant systématiquement par « Francis se promène dans la campagne. Soudain… » Soudain, « Francis trompe sa femme », « Francis est concerné par les problèmes écologiques », « Francis use de sa fonction de président des USA pour obtenir des faveurs sexuelles de ses collaboratrices »… Et ainsi de suite.

Ce qui arrive.
Ce qui arrive.© THEODORE MARKOVIC
Adaptation théâtrale de la BD Ici.
Adaptation théâtrale de la BD Ici.

Carrément marre

Alors que, sur papier, les histoires de Francis se grappillent au gré des envies, chacun à son rythme, dans le spectacle, quelle que soit la version, le temps est imposé aux spectateurs. L’équipe a passé pas mal de temps à sélectionner les histoires, à voir comment les transposer et, surtout, à créer une progression de façon à ce que le public ne soit pas lassé de ces « Francis se promène dans la campagne ». « C’est plus facile de trouver la solution à un problème quand il est bien identifié. Ici, il fallait être aveugle pour ne pas voir que le public risquait de supporter difficilement la répétition. Certains passages montrent bien que tout le monde est conscient que ça se répète, par exemple quand Francis, amputé de tous ses membres, « en a carrément marre de se promener dans la campagne. »

Dans son adaptation théâtrale d’Ici, devenu Ce qui arrive (2), la metteuse en scène Coline Struyf (Balistique terminale, Lettre à D.) a, elle aussi, été confrontée au problème de la durée, face à un roman graphique foisonnant, de plus de 300 pages, où des époques différentes se superposent dans le même espace. « Si on avait monté la BD en entier, le spectacle durerait 24 heures », déclare-t-elle. Comme chez Francis, une condensation a été nécessaire, précédée d’un patient découpage de chaque case de l’ouvrage pour en recréer, à partir de sa composition éclatée, le fil chronologique, du big bang au futur. « En analysant la BD, je me suis rendu compte que ça parlait d’une fratrie de cinq, explique Coline Struyf. Un minifil narratif s’est établi autour de cette fratrie, avec l’idée qu’après la mort de leur dernier parent, les enfants se retrouvent dans cette maison pour décider de ce qu’ils vont en faire. Et c’est comme si cet événement-là faisait resurgir d’abord des souvenirs de famille et puis progressivement une sorte mémoire de la maison, y compris quand cette maison était une forêt où y avait des dinosaures. J’ai cherché à reconstituer l’effet qu’a eu sur moi la BD: la conjonction des temporalités, des époques, crée des formes de tableaux poétiques qui deviennent des tableaux sensoriels. C’est ce qu’on a essayé de mettre en branle avec l’équipe. »

L’équipe, en l’occurrence, réunit cinq acteurs, comme les cinq frères et soeurs du livre. « Mais la différence avec Ici, c’est que cette fratrie joue l’ensemble des personnages, précise la metteuse en scène. Du coup, ça crée des filiations à travers le temps. Mais c’est très contraignant, les acteurs changent plus ou moins 35 fois de costumes pendant le spectacle. Le fait de n’avoir que cinq acteurs et pas 45 implique de prendre en compte la dynamique des coulisses, que le spectateur ne voit pas mais qui pour moi rentre complètement dans l’écriture du spectacle. Dès le départ du projet, ce qui m’intéressait, c’était de confronter le livre à la résistance concrète du théâtre. Ça interroge le fait que nos vies sont attachées à une biologie: j’ai un corps, je suis quelque part. J’adore ce que ça crée mais ce fut un casse-tête. »

Le Porteur d'histoire à la scène.
Le Porteur d’histoire à la scène.© A. GUERRERO
Le Porteur d'histoire en BD.
Le Porteur d’histoire en BD.

Le terme « casse-tête » revient aussi dans la bouche de Jean-Michel Frère, pour qui le passage de la bande dessinée au mélange d’acteurs et de peluches a occasionné quelques arrachages de cheveux au niveau technique. « Lors de la phase de recherche, quand on changeait l’ordre des histoires, il fallait retrouver une circulation des objets. Telle peluche doit se trouver à tel endroit et finir à tel autre pour chaque histoire. Il faut tout vérifier. La construction du meuble de la camionnette était millimétrée, pour que chaque objet ait sa place. Je dois dire qu’on triche parfois: il y a deux exemplaires de Francis, en plus de celui qui est amputé, sinon ce n’est pas possible. »

Transmédialité

Le Français Alexis Michalik a, lui, vécu dans l’autre sens l’opposition entre les contraintes physiques du théâtre et la liberté absolue de la bande dessinée, où il suffit d’un crayon et de papier pour créer un monde. C’est d’abord sur les planches que ses récits ont pris corps, avant de devenir des planches de BD. La première fois, c’était avec Le Porteur d’histoire, pièce à tiroirs traversant les siècles de l’antiquité grecque à l’époque contemporaine en passant par la guerre d’Algérie, la vie d’Alexandre Dumas et les croisades (3). Créé en 2011, ayant aujourd’hui dépassé le cap des 2.000 représentations, ce spectacle phénomène lui a valu de décrocher le Molière du meilleur auteur et celui du meilleur metteur en scène, à 30 ans à peine. Au vu de ce succès, les éditions des Arènes lui en ont proposé l’adaptation en BD, confiée à Christophe Gaultier.

Le même enchaînement s’est répété pour Edmond, spectacle mêlant faits historiques et pure fiction autour de la genèse mouvementée de Cyrano de Bergerac, avec cinq Molière à la clé en 2017 (4). Sa version en cases, par Léonard Chemineau, sort ce 17 octobre aux éditions Rue de Sèvres. Mais la transmédialité d’ Edmond est encore plus complexe puisque dans la tête d’Alexis Michalik, il s’agissait au départ du scénario d’un film à costumes. « J’en ai eu l’idée en voyant Shakespeare in Love, se souvient-il. J’ai pensé que le récit de la création d’une oeuvre théâtrale célèbre n’avait jamais été fait en France. En lisant un dossier historique qui racontait les circonstances de la première de Cyrano, je me suis dit qu’il y avait une histoire à raconter. Pendant dix ans, j’ai essayé de monter le projet au cinéma. Mais c’était trop cher. Alors je l’ai fait au théâtre et ça a tellement marché que j’ai finalement réalisé le film. » Il sort en France, en janvier, avec Olivier Gourmet dans le rôle de Constant Coquelin, créateur du rôle de Cyrano.

Edmond au théâtre.
Edmond au théâtre.© MARY BROWN
Edmond en BD.
Edmond en BD.

Entre les deux s’est intercalée la BD, dans une sorte de transition idéale. « A ce moment-là, on était en train d’adapter la pièce pour le cinéma, j’avais déjà des idées visuelles et j’en ai parlé au dessinateur. Ses premiers crayonnés ont nourri ma conception du film. Léonard a été très fidèle à la pièce, tout en proposant un découpage extrêmement riche. Au théâtre comme au cinéma, on ne peut pas montrer exactement ce qu’on veut. Pour des questions financières, le film a été tourné en République tchèque, il a fallu y réinventer le théâtre du Palais-Royal, un théâtre de la Porte Saint-Martin, à Paris… Alors que dans la bande dessinée, il n’y a pas cette contrainte. Léonard s’est beaucoup documenté et tous les endroits dont on parle ont été dessinés de façon beaucoup plus réaliste que dans la pièce et le film. Par contre, j’ai utilisé sur scène ce que le théâtre pouvait offrir. Les acteurs sont aussi manutentionnaires de décors, qui se changent extrêmement vite et comme ils jouent plusieurs rôles, le public s’amuse de les voir changer de peau. »

De ces différentes transpositions il ressort finalement surtout que la fidélité passe par la réinvention, en utilisant au mieux les contraintes et les libertés de chaque médium. « Je voudrais surtout que les lecteurs d’ Ici curieux de voir Ce qui arrive viennent avec la possibilité de vivre autre chose, la transformation qui s’est produite par le théâtre, conclut Coline Struyf. Changer de médium, ce n’est pas juste faire passer un livre en trois dimensions, c’est interroger la spécificité du théâtre. »

En pratique

(1) Francis sauve le monde: les 16 et 17 octobre au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris, le 23 novembre au centre culturel d’Andenne, le 8 février 2019 au théâtre de La Louvière, le 26 février à l’espace culturel Victor Jara à Soignies.

(2) Ce qui arrive: du 9 au 12 octobre au théâtre Le Manège, à Mons, du 16 au 20 octobre à l’Atelier théâtre Jean Vilar à Louvain-la-Neuve, du 6 au 10 novembre au théâtre de Namur, du 14 février au 2 mars 2019 au théâtre Varia à Bruxelles, du 12 au 15 mars au théâtre de Liège.

(3) Le Porteur d’histoire: du 13 novembre au 31 décembre au théâtre Le Public à Bruxelles, du 15 au 25 janvier 2019 à l’Atelier théâtre Jean Vilar à Louvain-la-Neuve.

(4) Edmond: le 29 décembre à Bozar, à Bruxelles. « Une version belge montée par Michel Kacenelenbogen est annoncée au théâtre le Public à la rentrée 2019. »

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