Un fou blanc au pays des Noirs

De g. à dr.: Edson Anibal, le metteur en scène Serge Demoulin et Vincent Marganne en répétitions. © Beata Szparagowska
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Vincent Marganne a puisé dans les souvenirs de son enfance au Burundi pour écrire le très sensible Muzungu, qu’il joue lui-même aux côtés du jeune Edson Anibal. Le récit d’un paradis transformé en enfer lors des massacres de 1972 et le constat d’un irréductible décalage.

Au départ de l’écriture de Muzungu, créé prochainement au Rideau de Bruxelles (1), il y a des images, projetées pendant le spectacle. « Douze bobines que je retrouve dans la cave de la maison familiale au moment où ma mère déménage, en 2012 », révèle Vincent Marganne. Des archives tournées entre 1963 et 1975, principalement par son père, pour un total de 4 heures 30 de films. Ces bribes visuelles surgies du passé vont faire remonter chez le comédien, auteur et metteur en scène (qui a notamment travaillé au cours de sa carrière avec Pietro Pizzuti, Veronika Mabardi et Michael Delaunoy) les souvenirs de son enfance au Burundi, lui qui est né là de parents coopérants, mais aussi le retour précipité de la famille en Belgique en 1972 – il a alors 7 ans, « pour mes parents, c’était revenir; pour moi, c’était débarquer » – à la suite de la répression tutsie déclenchée par une attaque de rebelles hutus à la fin du mois d’avril. Des massacres qui feront au moins 100.000 morts. « J’ai attendu d’avoir 50 ans avant de me demander ce qui s’était réellement passé là-bas. Je ne savais pas, jusqu’à ce que j’aille voir un peu plus précisément. »

Le colonialisme ne touche pas que les Africains et les afro-descendants, il ne touche pas que les Blancs qui sont nés en Afrique, c’est global.

Aller voir plus précisément, ce sera aussi recueillir le témoignage d’un des jeunes basketteurs de l’équipe qu’avait créée et que coachait le père de Vincent Marganne. Un des trois garçons que la famille a aidés à quitter le Burundi alors que la violence flambait. Le témoignage de cet homme, aujourd’hui grand-père, est intégré au texte de Muzungu, tel quel, scrupuleusement retranscrit. Cette parole est portée sur scène par le jeune acteur belge d’origines guinéenne et angolaise Edson Anibal, déjà vu au théâtre dans Afropean/ Human Being de Sukina Douglas (monté au KVS) et dans le film Poissonsexe d’Olivier Babinet.

Présent quasiment de bout en bout aux côtés de Vincent Marganne dans la mise en scène de Serge Demoulin, il offre un contrepoint nécessaire, « une perspective bienvenue » comme le souligne Vincent, par rapport à cette parole sur l’Afrique écrite par un homme blanc. Un rôle qu’Edson Anibal n’a pas accepté à la légère. « La première chose que j’ai dite à Serge – qui a été mon professeur au Conservatoire de Bruxelles -, c’est qu’il fallait que je lise la pièce avant d’accepter, se souvient-il. Parce que je savais que c’était écrit par une personne blanche et que j’estime avoir un devoir de prudence dans ce genre de cas. Je veux m’assurer d’être en accord avec le propos, avec le point de vue, qui n’est pas forcément celui de ma communauté. Ici, c’était le cas. Ce qui m’a d’abord touché à la lecture, c’était le rapport à l’enfance, la délicatesse de Vincent, l’espèce de candeur avec laquelle il parvient à raconter son enfance dans ce contexte-là. J’ai aussi été surpris de constater la force de son lien avec l’Afrique. »

Deux hommes miroirs l'un de l'autre.
Deux hommes miroirs l’un de l’autre.© Beata Szparagowska

Miroirs

Muzungu, le titre, signifie « l’étranger », « le Blanc » en kirundi, la langue principale du Burundi. Ce terme a été jeté à la figure de Vincent Marganne quand il est revenu pour un séjour dans son pays natal, en 2011. Un épisode évoqué dans la pièce, en forme d’écho aux événements de 1972. « L’écriture est très organique pour moi, précise l’auteur, je n’avais pas de plan au départ. Je savais juste que je voulais raconter cette fracture de 1972, dans tous ses aspects. Mais je ne voulais pas terminer sur le témoignage du basketteur, ce n’était pas juste. J’ai eu besoin de raconter ma perception du Burundi en 2011, qui a été un voyage hyperfort, bouleversant. En une journée, j’ai revu le collège où travaillait mon père, la maison, mon école. Le soir, j’étais en larmes. »

Un voyage confrontant, dont le récit montre aussi à quel point les deux hommes présents sur scène sont le miroir l’un de l’autre: l’un Blanc né en Afrique, l’autre Noir né en Europe. Ils partagent ce décalage, ce fait d’appartenir à une minorité là où il sont nés. « Dans la pièce, développe Edson Anibal, Vincent dit que « aucun muzungu ne peut se soustraire au fait d’être muzungu« . C’est le reflet de l’histoire de ma vie, du fait d’être une personne racisée en Europe. On ne peut pas s’y soustraire. »

Si, après ce voyage de 2011, Vincent Marganne a constaté qu’il n’était plus possible d’être « chez lui » au Burundi, Edson Anibal affirme qu’il lui a fallu du temps mais qu’il se sent aujourd’hui chez lui – dans le sens de « l’endroit où on peut exister pleinement, sans complexe, sans se soucier du regard des autres » en Belgique. « Chez moi c’est ici et là-bas. Je n’ai pas à me scinder, à me diviser. Je ne suis pas unique, je suis multiple. Je pense qu’on a ce droit-là, d’être multiple. Je me considère tout autant belge que guinéen et angolais, et s’il y a des gens que ça dérange, tant pis. »

Muzungu met donc en scène un homme blanc et un homme noir pris tous deux entre l’Afrique et l’Europe, dans l’héritage complexe et douloureux du passé colonial. Un passé encore trop souvent tabou. « Pour les 75 ans de ma maman, confie Vincent Marganne, j’ai fait numériser les fameux films et j’en ai fait un petit montage, que j’ai projeté devant une trentaine d’invités, dont certaines personnes qui se trouvaient sur les images. J’ai été stupéfait des réactions de la jeune génération, celle des enfants de mes frères et soeurs, qui n’avaient jamais vu ces images et qui voulaient qu’on leur explique. J’ai compris à ce moment-là qu’il y avait là toute une histoire, qui fait partie de l’histoire de la Belgique, dont ces générations ont besoin. Pour moi, c’était très important de montrer ces images dans le spectacle, de parler à côté d’elles, de m’y confronter. Le colonialisme, c’est aussi sur quoi se sont construites nos sociétés ultralibérales, la société dans laquelle on vit. » Et Edson Anibal de compléter: « Le colonialisme ne touche pas que les Africains et les afro-descendants, il ne touche pas que les Blancs qui sont nés en Afrique, c’est global. » Rien de plus vrai.

(1) Muzungu: au Rideau de Bruxelles, du 27 octobre au 14 novembre prochain.

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