Neige Sinno, édition P.O.L
Triste tigre
287 pages
Installée avec ses deux filles et son nouveau compagnon rencontré en 1983 à la faveur d’une ascension en montagne, la mère de l’autrice cherche, comme les néoruraux précaires de ces années-là, à vivre simplement à la campagne, en harmonie. Tous les quatre mettent de l’énergie à retaper une maisonnette en ruine. Bientôt arriveront deux enfants supplémentaires. Mais sous cette apparente normalité, l’horreur couve. Le beau-père, démiurge qui refuse qu’on lui résiste, abuse de l’aînée (l’autrice) depuis ses 8 ans jusqu’après sa puberté, avant qu’elle le dénonce et qu’il soit condamné. “Il n’y a jamais de happy end pour quelqu’un qui a été abusé dans son enfance.” C’est avec cette conviction profonde et celle que la littérature ne peut pas vous sauver que Neige Sinno, extrêmement fine lectrice (convoquant entre autres Nabokov, Woolf, Ortuño ou Carrère), s’avance dans son deuxième texte (après Le Camion chez Christophe Lucquin, 2018). Elle qui a “toujours su qu’écrire serait le centre de (s)a vie” a brûlé le journal intime qu’elle tenait jeune adolescente parce que c’était devenu un moyen de pression supplémentaire de son violeur, une façon d’entrer davantage encore dans sa tête. Depuis, elle sait que ses propos “avanceront toujours masqués”. C’est aussi dans ce jeu de focales et de distanciation impossible à tenir tout à fait face à l’implacabilité du mal, dans son mélange de contradictions (comme les “raisons (qu’elle a) de ne pas écrire ce livre”) et de lucidité frontale que le récit devient grand, indispensable. La résistance par le langage et la forme se perçoit à chaque page -ce n’est pas vaine bataille gagnée.
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