Trip halluciné avec Tom Wolfe: « aucune fiction dans mon livre! »
En 1968, Tom Wolfe raconte la génération LSD dans The Electric Kool-Aid Acid Test. L’ouvrage luxueusement réédité repositionne l’idée de contre-culture et de valeurs politiques et donne cette interview avec l’un des écrivains majeurs de l’ex-nouveau journalisme.
Tom Wolfe est connu pour ses costumes blancs immaculés et une écriture qui ne l’est pas. Star du Nouveau Journalisme,l’Américain désormais octogénaire a composé quelques-uns des livres les plus saillants de la seconde moitié du XXe siècle, installant dans le réel des techniques littéraires pratiquées par la fiction, comme les dialogues étendus et la multiplicité des points de vue. Auteur de deux ouvrages inégalement adaptés au cinéma -formidablement pour The Right Stuff, sans imagination pour Le Bûcher des vanités-, il nous a parlé pendant une heure au téléphone depuis sa résidence de Manhattan. Le débit un rien marqué par les années -il est né en mars 1931-, mais les idées sur son pays, claires et sans illusions.
La proposition faite par le photographe Lawrence Schiller de rééditer The Electric Kool-Aid Acid Test (voir encadré) vous a-t-elle séduit parce que vous pensiez qu’il y a aujourd’hui un retour de la contre-culture en Amérique?
Non, je ne vois pas du tout de retour de la contre-culture en Amérique, nullement. La façon dont elle a opéré dans les années 60 était très comparable au fonctionnement d’une religion, celle du kairos, de la compréhension suprême. La signification de l’usage du LSD (1) à cette époque était de donner à ses utilisateurs une vision du monde supérieure à ce qui existe réellement. Mais le LSD cause des hallucinations en coupant certains circuits du cerveau, de façon à ne pas avoir une véritable image de ce qui se passe à l’extérieur de vous: votre propre imagination doit alors combler les vides créés.
Vous n’avez pas pris de LSD parce que vous vouliez conserver votre regard réel?
Non (il sourit), simplement parce que je pensais que c’était beaucoup trop dangereux à absorber. Au milieu des sixties, les cas psychiatriques admis dans les hôpitaux pour mauvais tripse sont multipliés. Ces gens connaissaient des retours d’hallucinations -sans prendre de drogue-, par exemple au contact d’irruptions soudaines de lumières fortes.
Pas mal d’images du livre montrent des gens sous trip, recroquevillés dans une cuisine, allongés sur un sol, dans un état plutôt triste…
Lawrence Schiller, l’un des deux photographes, est celui qui a révélé publiquement ce monde baptisé « hippie »par le magazine Newsweek, partiellement composé de ce qu’on nommait les acidheads. Hippie sonne comme une sorte d’adorable animal câlin alors que tête d’acide, pas vraiment (rires). C’était difficile d’intéresser les lecteurs à ce genre de sujet, mais photographier ce moment de kairos, c’était donner aux gens la vision du court-circuitage des cerveaux.
Pourquoi l’interdiction du LSD est-elle intervenue si tard, à l’automne 1966?
Quand le LSD a été créé, il a été considéré avec respect et intérêt par la communauté médicale parce qu’il offrait la possibilité de prospecter le fonctionnement du cerveau, c’était l’idée de Timothy Leary évidemment. Mais cette ouverture à l’inconscient -pratiquée auparavant par Aldous Huxley- s’est révélée une réduction de la fonction neurologique. Des gens très respectables, comme Henry et Clare Booth Luce -éditeurs de Time et Life- en avaient consommé, ainsi que d’autres célébrités qui ne considéraient pas le LSD comme un danger. Mais quand le monde psychiatrique a commencé à recevoir des acidheads, les autorités ont réalisé que la respectabilité n’était plus de mise.
Quelle est la part de fiction dans The Electric Kool-Aid Acid Test?
Il n’y en a pas! Il me semblait indispensable que tout soit vrai et exact, nullement fabriqué dans des scènes ou dans des dialogues. Je n’ai pas pris ce genre de liberté souvent attribuée au Nouveau Journalisme,terme inventé par Pete Hamill. J’ai écrit ce livre de 450 pages en l’espace de quatre mois, mais j’en avais passé neuf à faire des recherches, notamment en fréquentant les Merry Pranksters, le groupe de Ken Kesey. Je n’ai pas traversé l’Amérique en leur compagnie (la base du récit du livre, NDLR) mais par la suite, j’ai voyagé avec eux. Ma vieille technique a toujours été de rester aussi longtemps que possible avec les sujets, sans jamais prétendre en faire partie. À cette époque, je portais à peu près toujours une veste et une cravate: cela me donnait l’avantage d’être un type débarquant de Mars, ce qui poussait mes interlocuteurs à l’information compulsive.
On connaît le destin de Ken Kesey (1935-2001), auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou, et de Neal Cassady (1926-1968), compagnon de Kerouac, les deux personnages fameux qui traversent donc l’Amérique en bus. Qu’est-il advenu des autres Merry Pranksters et, plus généralement, de cette génération sous acide?
Prendre ce genre de produit pendant longtemps vous empêche de revenir facilement dans le giron de la société et je ne me souviens de personne qui soit retourné dans la finance ou la confection. Kesey pensait que le LSD était un sismographe, alors qu’il a été un ouragan.
La politique des sixties dessine inévitablement le livre…
Les sixties ont engendré deux types de jeunesse, le mouvement hippie et la nouvelle gauche,sans qu’il y ait jamais véritablement eu de fusion entre les deux. Leur point commun était d’impliquer essentiellement des Blancs, peu de Blacks ou de Latinos, même si la nouvelle gauche était moins ethniquement uniforme. Elle voisinait le Black Power, une fabrication totale du Programme contre la pauvreté: dans des endroits comme Oakland, en Californie, les vrais décideurs étaient les leaders de gangs noirs, et l’idée a été de leur attribuer un rôle politique via ce programme.
Il est beaucoup question de cela dans votre livre Radical Chic & Mau-Mauing The Flak Catchers paru en 1970: la confluence, parfois curieuse, des intérêts politiques, notamment entre les Black Panthers et une certaine élite sociale…
C’est une description de la façon dont ces gangs se sont conduits comme des Mau Mau (2) face aux agences gouvernementales et ces Flak Catchers, bureaucrates de second rang qui se payaient les abus verbaux des gangs se posant en représentants du peuple. Radical Chic visait en grande partie Leonard Bernstein, le compositeur et chef d’orchestre qui recevait les Black Panthers dans son duplex de quatorze pièces de Park Avenue: l’ultime exemple du profond sentiment de culpabilité des Blancs face aux Noirs.
Mais en 2016, Bernie Sanders représente-t-il une nouvelle gauche?
Je ne peux pas imaginer une seconde Sanders commencer quelque chose: il n’est qu’un vieux genre de socialiste (sic), en colère ou qui semble l’être. Je trouve qu’il ne s’est pas trop bien débrouillé dans la course aux primaires. Et ce, dans un monde où le politiquement correct règne: il n’y a plus de salesmen mais des salespeople, plus de chairman mais des gens sur une chaise (sourire). La comédie humaine, particulièrement aux États-Unis, ne vous laisse jamais tomber.
Donald Trump constitue-t-il de la bonne matière pour écrire?
Il y a cette biographie sur lui, The Art of the Deal où le ghost writer a fini par lui dire: « Monsieur Trump, vous n’avez pas de biographie mais une série de deals! », d’où le titre. Et maintenant, cet écrivain a l’impression d’avoir créé un monstre en présentant cet homme comme un sorcier, alors qu’il est passé par un nombre retentissant de faillites financières. J’ai participé à un dîner new-yorkais qui comprenait des interventions de Trump, moi et Carl Icahn, homme d’affaires à la réussite extraordinaire. Quand j’ai pris la parole, j’ai dit à l’assemblée: « Vous vous rendez sans doute compte qu’on a été placés dans l’ordre de nos valeurs financières respectives? Donald Trump et ses 300 millions de dollars de dettes, moi qui ai travaillé dur toute ma vie pour rassembler 20 000 dollars d’épargne et Mr Icahn qui doit être nettement plus riche. »
Le journalisme américain ne connaît-il pas autant qu’ailleurs un net recul de créativité et de diffusion?
En fait, le journalisme actuel est comme un corps flottant sur l’eau. Marshall McLuhan avait prédit en 1968 qu’une génération entière de la jeunesse américaine grandissant avec la télévision deviendrait une tribu pour qui la vérité est celle susurrée à l’oreille. Celle des blogs sur Internet où l’information ne prétend même pas être exacte ou objective, laissant de côté ce que l’on appelle dans les journaux, le daily beast, les nouvelles du système éducatif, de la police ou de la municipalité.
(1) Le diéthylamide de l’acide Lysergique a été créé en Suisse en 1938, mais commercialisé aux États-Unis comme médicament à usage psychiatrique en 1947.
The Electric Kool-Aid Acid Test, Tom Wolfe, Éd. Taschen, 356 pages, 300 euros, en anglais
(2) Nom des premiers défenseurs de l’indépendance du Kenya, mais aussi d’un gang new-yorkais des années 50.
Très Kool
On remarquera que le prix de l’ouvrage version 2016 -300 euros- garde tout à fait les idées claires (un prix justifié par un tirage limité à 2000 exemplaires signés par Wolfe). On peut dire la même chose du texte de Tom Wolfe qui, à la sortie du livre en 1968, imprime la marque d’un récit stupéfiant, hors-jeu de mots. Alors âgé de 37 ans, le journaliste-écrivain new-yorkais a ramené sa silhouette soyeuse échappée de Gatsby le magnifique dans les cercles hippies de la côte Ouest. Il y rencontre Ken Kesey, lui-même auteur du classique sixties et futur film à succès, Vol au-dessus d’un nid de coucou (1962). Kesey sert de trait d’union entre la beat generation et la nouvelle scène californienne, et l’une de ses prérogatives est de chercher de nouvelles « voies de la conscience » par l’usage des drogues -en particulier des fameux acid tests– et des performances.
Parmi celles-ci, il embarque en 1964 quelques compagnons de défonce, les Merry Pranksters, dans un voyage en bus vers New York, faisant un détour pour rencontrer Timothy Leary, célèbre neuropsychologue partisan du LSD. Mais le meeting au sommet entre les deux stars de la contre-culture n’aura pas lieu. La réédition impressionne par la narration toujours perspicace et aiguisée de Wolfe, qui sait être drôle, et la qualité des images signées Lawrence Schiller et Ted Streshinsky. Ceux-ci captent l’essence colorée du psychédélique de San Francisco mais aussi l’intimité des usagers de LSD. Chez eux, en noir et blanc « graineux », plus souvent prostrés qu’hilares, comme si le film d’exubérance des années hippies se doublait déjà d’une fin cruellement dépressive. Un témoignage superbement visuel, aux mots acides, de la gueule de bois à venir.
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