Critique | Magazine

Timothée Chalamet : « Pouvoir faire ce film avec celui à qui je dois ma carrière était un cadeau »

4,5 / 5
Taylor Russell: "à la vision du film, on découvre que les sentiments peuvent transparaître de moments qui sont simplement doux et tendres." © Yannis Drakoulidis
4,5 / 5

Titre - Bones and All

Genre - Drame/Romance

Réalisateur-trice - Luca Guadagnino

Casting - Taylor Russell, Timothée Chalamet, Mark Rylance

Durée - 2h10

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Taylor Russell et Timothée Chalamet portent à incadescence le Bones and All de Luca Guadagnino, la balade sauvage de deux amants animés par une passion dévorante dans le Midwest des années 80.

Des histoires d’amants en cavale, le cinéma en a produit de nombreuses, certaines confinant au mythe: Les Amants de la nuit de Nicholas Ray, Bonnie and Clyde chez Arthur Penn, ou encore Martin Sheen et Sissy Spacek dans le Badlands de Terrence Malick. Maren et Lee, les deux jeunes protagonistes de Bones and All, le nouveau film de Luca Guadagnino, s’inscrivent dans cette lignée, eux qui, frappés d’une même malédiction -un besoin irrépressible de dévorer leurs semblables-, se (re)trouvent dans l’immensité du Midwest, parias engagés dans un road trip à l’issue incertaine dans l’Amérique des années 80. Pour camper ces derniers, le réalisateur italien a fait appel à Timothée Chalamet, qu’il révélait il y a quelques années dans Call Me by Your Name, et Taylor Russell, comédienne canadienne découverte dans Waves. Un choix on ne peut plus inspiré, leur couple étant de ceux qui électrisent la pellicule. Et leur évidente alchimie de se prolonger au moment de l’interview, assurée de concert.

Comment vous êtes-vous connectés émotionnellement avec ces personnages, dans un film qui peut apparaître cruel par endroits, tout en étant difficile techniquement?

Timothée Chalamet: On aurait tendance à croire que se colleter avec les aspects cannibales était le plus difficile, mais pour moi, il s’agissait surtout de voir sur quoi se fondait cette histoire et comment s’y investir. À mes yeux, le cannibalisme est une métaphore pour ce dont nous héritons de nos parents, les vices, les vertus et, même si pour ma part, j’ai eu des parents et une éducation merveilleux, ces vestiges des traumatismes vécus par les générations précédentes. Parfois vous pouvez briser le cercle, mais parfois, ils demeurent un fardeau. Et puis, Bones and All m’a rappelé un film que j’avais tourné auparavant, Beautiful Boy (de Felix Van Groeningen, NDLR), et j’y ai vu une métaphore sur la dépendance, et le fait d’être dépendant jeune et de lutter avec ce qui ressemble à une malédiction intérieure dont il est très difficile de sortir. Et comment l’amour, la romance, le fait d’être vu par quelqu’un pour ce que vous êtes peut vous réconcilier avec votre humanité, avec ce que ça suppose aussi de vulnérabilité.

Les étendues du Midwest servent de majestueux décor pour la cavale de Maren (Taylor Russell) et Lee (Thimothée Chalamet). © Yannis Drakoulidis

Taylor Russell: C’est intéressant que vous ayez utilisé le terme cruel, parce que cette histoire m’est apparue intrinsèquement guidée par l’amour. J’avais le sentiment que je serais entourée d’amour en faisant le film, et cet amour s’est révélé plus important que je ne l’avais imaginé, parce que nous tentions de répondre à ces questions ensemble, dans un processus à la fois libérateur et inclusif, avec une part de grâce. J’ai le sentiment de connaître tellement de gens qui ressemblent à ces personnages, et j’étais ravie de pouvoir les représenter à l’écran.

Que ce soit dans Bones and All ou dans Suspiria, Luca Guadagnino s’appuie sur une imagerie très impressionnante. La dimension physique du film a-t-elle constitué un défi supplémentaire?

Taylor Russell: Un élément positif avec Luca, c’est que vous n’avez pas à vous soucier de cette partie du processus. Il est le maître sur ce terrain, on ne ressent pas de pression particulière: tout est tellement détaillé, vrai, précis, que je n’avais pas à me soucier du sang, du côté physique. Cette dimension était prise en charge, et je pouvais m’appuyer sur le travail qui avait été fourni pour que tout soit aussi juste et clair que possible. Je ne sais pas si c’est vrai de n’importe quel réalisateur, mais avec Luca, on sait qu’on est en de bonnes mains.

Timothée Chalamet: C’est tout à fait vrai. Quand j’ai lu le scénario pour la première fois, les éléments narratifs visuels, le gore, l’horreur, sont ceux pour lesquels je me suis fait le moins de soucis. En tant qu’acteur, on est plus préoccupés par les accents émotionnels, liés à l’histoire d’amour.

Bones and All est un beau film, visuellement très abouti, mais ça reste un road-movie romantique sur des cannibales, on est très loin de la planète Arrakis et de Dune

Timothée Chalamet: C’est précisément la raison pour laquelle je trouvais important de faire ce film. Pouvoir le faire avec celui à qui je dois ma carrière était un cadeau: je suis sincèrement persuadé que je ne serais pas ici, en train de vous parler, s’il n’y avait pas eu Luca et Call Me by Your Name. Dune, le film de Denis Villeneuve, se passe sur une autre planète, 8 000 ans dans le futur, et c’est l’histoire de quelqu’un dont le chemin est tracé, et qui se trouve sur des montagnes russes, qu’il le veuille ou non. Lee, pour sa part, vit aux marges de la société, défavorisé autant qu’on peut l’être existentiellement, sans guère de pouvoir sur son destin, et porteur d’une malédiction qui lui fait croire qu’on ne peut l’aimer et qu’il n’en vaut pas la peine. J’avais vu Taylor dans Waves, et je l’avais trouvée géniale, quant à Mark Rylance, je l’avais vu dans Jerusalem, à Broadway, quand je devais avoir 12 ans, et c’est le genre d’acteurs et de film dont j’avais envie. J’ai tourné Willy Wonka plus tôt cette année, et je suis en train de tourner la suite de Dune. Comme jeune acteur, l’un de mes rêves a toujours été de tourner dans des films de cette dimension, avec des réalisateurs comme Denis ou Paul King. Mais ici, c’était presque comme un test, avec un côté retour aux origines.

Il y a quelque chose d’un peu “old-fashioned” dans cette histoire d’amour, qui n’est pas sans évoquer Bonnie and Clyde et Badlands (La Balade sauvage), avec quelque chose d’intensément romantique et universel, parce qu’ils tentent d’échapper à l’inéluctable…

Timothée Chalamet: Il s’agit de deux inspirations majeures du film. C’est une des choses que j’aime dans le fait de travailler sur des films situés à une époque précédant l’apparition du téléphone portable: les échanges entre les individus n’étaient pas pollués par le fait de pouvoir tout savoir immédiatement sur son téléphone ou, dans le chef de Lee et Maren, par le fait de vouloir les comprendre en googlant ou que sais-je. Si on pense à Bonnie and Clyde ou Badlands, même le style de jeu y était plus direct. Je me suis senti un peu “old-fashioned”, et inspiré. Mais il est important de préciser, à l’attention d’un public jeune, que ça ne signifie pas que c’est rebutant, lent, laconique ou ennuyeux, mais simplement l’expression de ce à quoi peuvent ressembler des gens qui tombent amoureux ou luttent avec leurs démons.

Thimothée Chalamet: "J’étais confiant, et curieux d’explorer une autre expression de l’amour, l’amour d’un outsider."
Thimothée Chalamet: « J’étais confiant, et curieux d’explorer une autre expression de l’amour, l’amour d’un outsider. » © Yannis Drakoulidis

Taylor Russell: La spécificité de la façon dont ils tombent amoureux est formidable, parce que tout est très contenu. Et c’est aussi ce que l’on apprécie dans un film comme Badlands, où ils se trouvent dans une situation précaire qui n’est pas tellement différente de celle-ci.

Comment avez-vous travaillé l’intimité entre Maren et Lee?

Timothée Chalamet: Une chose que j’apprécie dans le travail avec Luca, c’est qu’il y a des moments sur lesquels il va mettre l’accent au montage, ou à l’aide de la musique, mais sans que vous en ayez conscience au tournage. Au niveau de leur romance, certaines scènes étaient beaucoup plus explicites et physiques que ce que l’on voit dans le film. Il n’a pas estimé nécessaire que ce soit tape-à-l’œil, mais a préféré mettre l’accent sur des moments plus discrets, et respectueux du scénario, en quoi je vois la marque d’un auteur et réalisateur expérimenté.

Taylor Russell: Il y a une pureté dans ce qu’il cherche, et à la vision du film, on découvre que les sentiments peuvent transparaître de moments qui sont simplement doux et tendres, plutôt que de scènes plus physiques ou appuyées qui auraient pu s’y trouver également.

Le fait que Luca Guadagnino soit lui-même un outsider, avec une sensibilité européenne, a-t-il apporté quelque chose au film?

Timothée Chalamet: Il a incontestablement une sensibilité toute personnelle, mais je ne pourrais pas vous en dire beaucoup plus, n’étant pas assez sophistiqué. Mais ce qu’il a apporté, c’est la joie de travailler sur ce projet, et de le faire avec lui: il est tellement passionné et brillant que je suis reconnaissant de pouvoir être ne serait-ce qu’une couleur à l’eau sur son canevas plus vaste. Avoir un point de vue italien sur le Midwest américain dans les années 80 a induit un grand sentiment de liberté. Luca a un point de vue unique, c’est un auteur qui sait ce qu’il fait. Je ne peux le décrire qu’en l’opposant à un phénomène négatif: les gens ont tendance à être de plus en plus enfermés dans des boîtes, et Luca, c’est l’inverse.

Taylor Russell: Sa vision est extrêmement précise, et il lui est totalement dévoué. Travailler avec un réalisateur comme lui est particulièrement inspirant, parce qu’il sait comment créer des mondes.

Comment a-t-il appréhendé ce paysage américain qu’il découvrait?

Timothée Chalamet: Il a rapidement trouvé ses marques. Luca a été profondément inspiré par des gens comme Jack Kerouac, qui avaient traversé le paysage américain et y avaient imprimé leur point de vue. J’étais d’autant plus curieux de découvrir sa vision qu’il n’avait jamais tourné en Amérique au préalable. Encore plus parce que nous étions dans une partie du pays, l’Ohio ou le Nebraska, où on pouvait sentir les fantômes de la vie telle qu’elle s’y déroulait dans les années 70 ou 80.

Beaucoup de monde s’attendait à ce que Luca Guadagnino vous appelle un jour pour vous proposer Call Me by Your Name 2. Quelle a été votre réaction spontanée quand il vous a proposé de jouer un cannibale?

Timothée Chalamet: Sincèrement, j’ai eu le sentiment que cette histoire était aussi tendre et parlait autant de l’amour que Call Me by Your Name. Les éléments horrifiques ne me sont jamais apparus aussi extrêmes que dans Suspiria. J’étais confiant, et curieux d’explorer une autre expression de l’amour, l’amour d’un outsider. Il y a un élément de réalisme magique dans un film explorant une malédiction comme celle-là, et ça me rendait curieux également. Quand Luca m’a approché, j’avais l’impression que cette musique était juste… Si l’on est impliqué dans le monde artistique, même si on écrit sur le cinéma, que l’on veuille créer ou être inspiré au point d’écrire quelque chose, nous sommes tous des outsiders. Sans vouloir devenir trop politique, je trouve dangereux, avec les mouvements fascistes qui émergent aux États-Unis et en Europe, que l’on en revienne à ce que tout le monde doive rentrer dans une case. C’est bizarre, nous avançons à reculons. Je ne veux pas paraître prétentieux, mais le rôle de l’artiste, dans une société, c’est de mettre en lumière, ou de tendre un miroir aux gens.

Bones and All

Pour son premier tournage américain, Luca Guadagnino a choisi d’adapter le roman de Camille DeAngelis Bones and All, une histoire de cannibalisme en première lecture, que le réalisateur italien, sans en édulcorer le contenu, amène toutefois en terrain aussi inattendu que stimulant. Inscrit dans les paysages du Midwest au milieu des années 80, le film s’ouvre sur Maren (Taylor Russell), une adolescente vivant avec son père (André Holland), et menant une vie itinérante -et pour cause, elle a hérité de sa mère le besoin irrépressible de manger de la chair humaine, le duo étant contraint de déménager à chacune de ses crises. Jusqu’au matin où, n’en pouvant plus, son père l’abandonne au cœur du Maryland, lui laissant pour seul viatique une cassette et son certificat de naissance. Et Maren d’embarquer dans un bus à destination de l’Ohio, dans l’espoir de retrouver la trace de sa mère. Le début d’un road-movie hanté qui la verra d’abord croiser la route de Sully (Mark Rylance), étrange individu menant la même existence de paria qui lui prodiguera quelques conseils de survie. Et puis, bientôt, celle de Lee (Timothée Chalamet), son âme sœur sous son côté rebelle et chien fou, les deux jeunes gens, frappés par une même malédiction, entamant leur balade sauvage, une cavale qui les conduira du Kentucky en Iowa et jusqu’au Nebraska, en quelque errance sur la route de nulle part, à la recherche d’eux-mêmes…

Révélé il y a quelques années par le somptueux Amore, Luca Guadagnino s’est illustré depuis aussi bien dans le récit d’apprentissage sensuel avec l’enivrant Call Me by Your Name que dans le film d’horreur en livrant sa lecture, virtuose, du Suspiria de Dario Argento. Bones and All opère en quelque sorte la jonction de ces deux pans de sa filmographie, embrassant cette histoire de cannibalisme dans une perspective romantique. Et en inscrivant lumineusement l’équipée de Taylor Russell et Timothée Chalamet, misfits magnifiques, dans la lignée de celles d’autres amants criminels ayant arpenté l’arrière-pays américain, les Faye Dunaway et Warren Beatty qui campaient les Bonnie and Clyde d’Arthur Penn, ou autres Martin Sheen et Sissy Spacek, au cœur des Badlands de Terrence Malick. Une comparaison nullement fortuite, le film déflorant un horizon mythique dans un geste de cinéma d’où émane un sentiment de souveraine beauté, quand bien même Luca Guadagnino ne recule pas devant l’une ou l’autre scène gore. Manière de rendre le sujet tactile comme pour mieux transcender le film de genre en quelque parabole enlevée sur le poids du passé mais encore la différence, Bones and All offrant des pistes de lecture multiples. Pour se poser en histoire d’amour absolu que ses deux protagonistes, animés par une passion dévorante, portent à quintessence romantique jusqu’à laisser le spectateur chaviré.

De Luca Guadagnino. Avec Taylor Russell, Timothée Chalamet, Mark Rylance. 2 h 10. Sortie: 23/11. 9

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