Laurent Raphaël
Pièces à conviction
Par Laurent Raphaël
Les carnets d’Albion. Un titre qui sent bon l’herbe grasse et les vers décharnés à la Yeats ou à la Byron. Et c’est vrai qu’il y a un peu de ce romantisme vénéneux dans la prose fiévreuse de Peter Doherty, le Babyshamble ex-Libertines et ex-Pete Doherty. Mais un romantisme relevé d’un soupçon de paillettes, d’une larme de trash attitude et d’une pincée de décadence.
Dans ce journal intime tout juste traduit en français, le trublion du rock british déverse son trop-plein de lui-même dans des mots-canapés au velours râpé. Entre confidences crues et instantanés acides, il confirme ce qu’on savait déjà, à savoir qu’il a du style à défaut d’élégance, et ajuste l’air de rien son costume de Rimbaud des temps ultra modernes. Un parfum entêtant de poète maudit flotte sur ce capharnaüm où s’entassent collages, photos pas toujours très nettes (dans les deux sens du terme), offrandes de fans, dessins frénétiques, coupures de presse et coupures tout court, le bonhomme ayant pris l’habitude de peindre avec son propre sang…
Si on fait trempette dans son univers, c’est que l’éditeur, en l’occurrence Florent Massot, a pris soin de joindre les feuillets originaux à la traduction. A raison, ces chromos habités valent le détour même s’ils dénotent une personnalité pour le moins agitée. L’activité électrique du cerveau de Doherty suffirait à éclairer une ville de la taille de Bristol. Reste que ces fac-similés ne sont pas sans rappeler le sort réservé récemment aux écrits « littéraires » de Marilyn Monroe. Là aussi, les notes griffonnées sur des serviettes, le moindre pense-bête noirci par la blonde platine étaient exhibés comme des talismans. Dans le même esprit, on en vient même à extraire du formol des premiers jets écartés pour de bonnes et moins bonnes raisons. Ce qui nous a ainsi valu de redécouvrir il y a peu Jack Kerouac et Raymond Carver.
Simples coïncidences? On y voit plutôt la conjugaison de deux obsessions contemporaines: la transparence absolue et l’attrait du code source. Pour la transparence, pas besoin de grandes explications. A l’heure du Net, tout se sait. S’il manque une partie de l’info, on ira la chercher dans le supermarché virtuel. Autant donc la livrer immédiatement.
Pour l’attrait du code source, c’est un peu plus compliqué. Comme on est noyés de données (un dommage collatéral de cette dictature de la transparence), la hantise, c’est de se faire piéger, d’accorder du crédit à la première rumeur colportée et cimentée sur la Toile. Toutes les preuves qui garantissent l’authenticité d’un document sont donc bonnes à prendre. Le plus beau spécimen engendré par ce climat paranoïaque n’est autre que WikiLeaks. L’info y est balancée brute, garantie sans additifs. Et tant pis si les trois quarts sont sans intérêt. Ce qui compte, c’est que les témoignages soient de première main. En un sens, nous sommes devenus les archéologues de notre époque. Nous exhumons nos traces, même les plus insignifiantes, à mesure que nous les fabriquons. A ce petit jeu, le serpent risque un jour de se mordre la queue…
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