The Nevers, « une série écrite, produite et dirigée par des femmes qui aiguise notre perception des inégalités »

© HBO
Nicolas Bogaerts Journaliste

The Nevers fusionne science-fiction victorienne, drame en costume, polar steampunk et action super-héroïque. Une fable épique qui aborde dans le sang, la sueur et le surnaturel les questions de genre et de domination. Entretien avec ses deux actrices principales.

Regroupées dans un orphelinat qui rappelle l’école de surdoués du Professeur Xavier (X-Men), une escouade de femmes nanties de super-pouvoirs se donne pour mission de protéger leurs semblables, cibles des discrimination du pouvoir et sous la menace de funestes factions. Ces « Touchées », comme elles sont appelées, révulsent l’establishment d’un Empire britannique déliquescent et aux abois, d’autant que leurs super-héroïnes fédèrent par leurs actions les revendications des classes inférieures.

Les actrices irlandaises Laura Donnelly (Outlander) et Ann Skelly, qui incarnent les cheffes de file badass et coeur tendre des Touchées, Amalia et Penance, évoquent les ressorts d’un récit épique qui s’empare des débats actuels sur la prise de parole des minorités, les privilèges et le patriarcat.

Derrière son décorum historico-fantastique victorien, The Nevers épingle l’attitude des classes dominantes envers l’altérité, et les multiples visages de sa répression. Une manière d’entrer dans des débats très actuels?

Laura Donnelly: The Nevers engage un dialogue triangulaire entre les notions de pouvoir, d’égalité et d’oppression. Qu’il s’agisse des Touchées ou d’autres franges de la population, des individus s’emploient à acquérir le droit de faire entendre leur voix, explorent ce que ça signifie réellement d’être « autre » au sein d’une société. Tandis que pour les privilégiés, la lutte pour l’égalité passe pour de l’oppression. Ils réagissent de la même manière que la plupart d’entre nous dès lors que nous sommes confrontés à la remise en cause de nos privilèges. C’est une conversation que nous devrons un jour mener jusqu’au bout si nous voulons évoluer.

Ann Skelly: C’est un peu comme si l’époque victorienne nous avait filé une gueule de bois qui dure encore aujourd’hui. Comme si nous n’étions toujours pas revenus de cet establishment moisi. Tout ce système a besoin d’une bonne remise à neuf s’il veut être en phase avec le monde d’aujourd’hui, pour pouvoir vraiment inclure les groupes qui sont encore discriminés. C’est hallucinant, si on regarde The Nevers sous cet angle, de voir que si peu de choses ont changé. Mais en filigrane, il y a ce message: l’espoir, la compassion, l’empathie déplacent des montagnes, nous font faire des bonds de géant dans la lutte en faveur d’un monde plus inclusif. Bien plus que la testostérone et les muscles.

Ann Skelly et Laura Donnelly (ici) incarnent avec talent les cheffes de file de groupe de super-héroïnes.
Ann Skelly et Laura Donnelly (ici) incarnent avec talent les cheffes de file de groupe de super-héroïnes.

Les pouvoirs de vos personnages ne viennent pas sans un prix à payer en retour, particulièrement élevé parce qu’elles sont femmes. Et plus le pouvoir est grand, plus fort est le prix à payer?

LD: Toute personne qui se retrouve à l’origine d’un mouvement culturel, social ou politique fait l’expérience, je pense, du sacrifice. Plus vous faites partie de ces premiers battements, plus vous êtes aux avant-postes et plus le prix à payer risque d’être élevé. Imaginez: des femmes sont mortes simplement pour me permettre, aujourd’hui, d’avoir le droit de vote. Ces deux idées mises côte à côte paraissent dingues, et c’est pourtant la vérité. Amalia, le personnage que je joue, se sent plus à l’aise dans une position de danger. Mais la beauté de sa relation à Penance et ce qu’elle trouve de réconfort et de solidarité dans la collectivité des Touchées peut lui permettre de comprendre que non, décidément, elle ne doit pas nécessairement passer par la souffrance. Penance est celle qui lui permet de sortir de cette spirale et lui montre un autre chemin: tu peux toujours te dresser contre l’injustice tout en préservant de l’empathie et de l’amour envers toi, comme tu le fais pour les autres.

AS: Toutes les Touchées paient le prix de leur différence. C’est l’exclusion. Mon personnage Penance parvient à utiliser son pouvoir et trouver sa voie aux portes de l’ordre établi parce que personne ne va lui donner du travail, ni dans une usine, ni dans un bureau. Elle est la patronne de son propre monde. Il y a quelque chose effectivement de très… « capacitant ». En termes de prix à payer, on verra à mesure qu’avance la série que ses luttes internes, ses dilemmes moraux vont la rendre plus vulnérable.

Ann Skelly (ici) et Laura Donnelly incarnent avec talent les cheffes de file de groupe de super-héroïnes.
Ann Skelly (ici) et Laura Donnelly incarnent avec talent les cheffes de file de groupe de super-héroïnes.

Le prénom de votre personnage est explicite: « Penance » en anglais signifie « pénitence », une punition que l’on s’inflige en raison d’une faute commise…

AS: C’est une porte d’entrée, oui. Cette idée d’une auto-affliction, par ailleurs, on la retrouve beaucoup dans la culture irlandaise, dont je suis originaire. Cette tendance permanente à l’autodénigrement, l’autodépréciation, ou l’autodérision. Je ne sais pas si c’est quelque chose qui vous est familier en Belgique?

Oh, vous n’avez même pas idée!

AS: (Rires) Ah, vous voyez donc où je veux en venir! Dans la culture irlandaise, ou plus largement anglo-saxonne, nommer quelqu’un Penance n’est pas du tout anodin. Ça renvoie à quelque chose de culturellement et sociologiquement très concret. Penance a une très grande conscience morale. Et dans le contexte si belliqueux et vicié qui est celui de The Nevers, ça ne peut qu’avoir un prix: une forme de punition, de pénitence.

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Que The Nevers soit écrit, produit et dirigé par des femmes (voir ci-dessous) a-t-il, d’après vous, influencé le récit et le sens porté à ces thématiques?

LD: Ça se sent en tout cas. Je suis incroyablement fière de prendre part à une fiction écrite, produite et dirigée par des femmes qui aiguise notre perception des inégalités dans la société.

AS: Cette série ne manque vraiment pas de personnages féminins singuliers qui ont chacune leur arche complexe, leurs voyages intérieurs. Plus jeune, je rêvais de devenir actrice en regardant Retour vers le futur ou Scarface -en cachette celui-là. Je me souviens de ces rôles formidables, mais joués par des hommes, des êtres aux failles gigantesques, des caractères complexes. Il n’y avait pas, ou peu, à l’époque, de rôles féminins de ce type. Ici, c’est le contraire. J’aime beaucoup l’idée que mon personnage de Penance puisse rappeler, par son excentricité, celui de Doc Emmett Brown.

LD: En tant qu’actrice, je suis reconnaissante de pouvoir jouer des rôles aussi complexes, intéressants, excitants que les rôles masculins. La dynamique de la série et le rôle qui est le mien peuvent paraître inhabituels, mais c’est exactement là que j’ai toujours eu envie de me retrouver en tant qu’actrice. Pour moi, tout part de là et je me réjouis de voir où ça va nous mener dans un futur proche.

The Nevers

Série créée par Joss Whedon. Avec Laura Donnelly, Ann Skelly, James Norton. ****

À partir du lundi 12/04 à 3h et à 20h30 sur BE 1.

James Norton, dandy ambigu.
James Norton, dandy ambigu.

Dans cette Angleterre fictive du XIXe siècle, les Touchées, êtres frappés par la grâce de dons surhumains, sont, comme les prolos, les malfrats, les prostituées ou les fous, des citoyens de seconde zone. Amalia est nantie d’une adresse surhumaine mais également d’un don de vision qui la désoriente. Penance est une maîtresse de la fée électricité et de l’ingénierie. Elles sont à la tête d’une troupe dont les membres créent des boules de feu, transforment tout en glace, font 4 mètres ou relient par le chant le visible et l’invisible. Un freak show qui effraie le pouvoir mais aussi attire l’attention de factions mystérieuses aux motivations opaques. Le groupe de vengeresses se retrouve alors projeté au milieu d’un complot aux ramifications toxiques, mettant en danger tout ce qui ne rentre pas dans la norme. Alternant mystère, comédie, horreur, combats au plus près des corps, explosions de fantastique et débats sur l’inclusion et la sororité, The Nevers actionne admirablement les codes du film d’action et de la réflexion politique. Au risque parfois de densifier outrageusement son propos. N’empêche, le rythme est soutenu et le casting, brillant: James Norton est sublime en aristo aux motivations aussi ambiguës que ses orientations sexuelles. Laura Donnelly (Amalia), bouleversante en héroïne passionnée, au goût prononcé pour l’alcool et l’autodestruction, résume à elle seule le tourbillon d’émotions et de contradictions qui traverse cette fiction audacieuse.

Woke up!

Dirigée par des femmes, The Nevers est une forme de divertissement woke à grand budget. Superbement écrit malgré une forte densité narrative, il pointe juste là où ça fait mal.

Ce devait être le nouveau bébé de Joss Whedon. Mais le créateur de Buffy contre les vampires a lâché l’affaire en novembre dernier. Épuisement? Tensions? Toujours est-il qu’HBO s’est tourné pour le remplacer vers Philippa Goslett, la scénariste de How to Talk to Girls at Parties (John Cameron Mitchell, 2017). Trois femmes (Bernadette Caulfield, Jane Espenson et Ilene S. Landress) sont à la production tandis que la scénariste Laurie Penny (The Haunting of Bly Manor) dirige la writing room. Cet agencement, encore rare dans le monde des séries, se révèle un choix payant pour actionner un récit qui souligne, derrière ses habits de blockbuster, le bien-fondé des luttes contre les discriminations de tous types, mais aussi le backlash et les conflits internes aux mouvements. En effet, les Touchées forment une caste de sous-citoyens, mutants aux super-pouvoirs acquis dans des circonstances aussi fortuites que surnaturelles. Composé majoritairement de filles et de femmes, le groupe vit ensemble dans un orphelinat en compagnie d’autres déracinés, qu’Amalia True et Penance Andair récupèrent aux quatre coins de Londres. Les Touchées sont menacées par le pouvoir qui les voit comme une menace, des ligues fanatiques et un groupe d’étranges kidnappeurs androïdes et masqués. Dans les sous-sols et les contre-allées, une frange radicalisée des Touchées entend saigner à blanc cette société qui les rejette.

Punchlines

Lord Massen (Pip Torrens de The Crown), chef des conservateurs et main de fer pressée sur les Touchées, concentre toute la violence froide, cynique et paternaliste du dominant quand il est questionné sur le bien-fondé des revendications des plus faibles: « Personne ne se montre digne de considération en hurlant ». « Cette phrase qui exprime le dénigrement des droits élémentaires correspond à notre époque, analyse Zackary Momoh, alias le Docteur Horatio Cousens, guérisseur magique des Touchées. C’est un constat terrible: le combat entre ceux qui luttent pour l’égalité et ceux qui sont aveugles ou jaloux de leurs privilèges existe toujours, peu importent les cris de ceux qui souffrent de ne pas être entendus. » L’acteur Denis O’Hare, délicieusement immonde en Docteur Hague, bourreau des Touchées, abonde: « Je pense que les conditions sont aujourd’hui réunies pour tendre l’oreille à un récit différent, provenant de personnes peu visibles. Le monde de The Nevers ressemble au nôtre: très stratifié, avec à son sommet des personnages qui monopolisent les décisions. À côté, ces héroïnes féminines incarne l’altérité, ce versant d’un autre pouvoir qui fait peur quand il essaie de trouver sa place. » The Nevers a cette faculté de rendre les problématiques complexes -parce que constitutives de l’ordre social- assez simples à comprendre, et de donner corps à une sororité héroïque qui ne va pas de soi. Il y a fort à parier que la série, pas frileuse en la matière, sera critiquée pour son approche woke du racisme et des problématiques de classes et de genres. Reconnaissons-lui un sens remarquable de la formule, gravée dans des dialogues riches en punchlines telles que celle-ci, définitive et signée Amalia: «  »Là où une femme peut être tuée parce qu’elle a donné de la voix. » Voilà ce que sera l’épitaphe de ce fichu monde si je ne fais pas autre chose que de contribuer à l’empirer. » Mic drop.

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