Severance, saison 2, creuse avec brio le sillon des séries ancrées dans le monde du travail
Dans un univers déjà bien fourni en séries décrivant les rapports parfois conflictuels au travail, Severance, dont la deuxième saison arrive sur Apple TV+, matérialise avec maestria un sujet complexe. Et qui concerne tout un chacun.
Notre rapport au travail évolue, et ses représentations à l’écran se peaufinent. Les notions de souffrance ou de bien-être au travail, de burn-out, de savoir-être sont déjà bien ancrées dans les us et coutumes des ressources humaines et les questions de management. Sans toutefois toujours trouver de réponse pérenne. La place de ces thèmes dans les débats contemporains est proportionnelle à celle, croissante, que l’activité professionnelle, et sa qualité, ont pris dans nos existences. Une étude du cabinet de recrutement Michael Page, publiée en 2024, signalait que 62% des salariés en Belgique priorisaient l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle à la promotion et au salaire. Cette option est même en augmentation par rapport à l’année 2023 (58%). Le travail est un élément déterminant pour définir la place des individus dans la société, d’un point de vue économique, bien sûr, mais également identitaire.
Ces thèmes sont au cœur de la série Severance, dont la deuxième saison est diffusée à partir du 17 janvier sur Apple TV+. Son premier volet a trusté les lauriers, saluant une approche aussi poétique que clinique du mal-être au travail. Il n’est pas étonnant, du reste, de voir à quel point les séries, devenues à la fois baromètres, paratonnerres et pistes de réflexions de nos élucubrations, excellent à faire du lieu de travail un lieu d’intrigues. Relations avec les collègues, inimitiés, «bullshit jobs», santé mentale, temps libre, carriérisme peuplent les intrigues postées dans un écosystème bien identifié, qui rythme les scénarios. Et permettent d’y actionner les ressors narratifs: suspense, comédie, drame, critique sociale, et même des formes de dystopie.
La place au travail
Les années 1980 et 1990, celles de l’essor du concept d’employabilité, ont connu leur lot de séries ayant pour décor le lieu de travail. Qu’il s’agisse de définir un personnage, de créer un environnement relationnel d’où partent les intrigues ou d’aborder de front les questions liées à un secteur, les fictions se sont installées dans les couloirs des écoles, les salles de rédaction, les hôpitaux et les cabinets d’avocats. Ally McBeal, Urgences, Grey’s Anatomy, par exemple, ont pu dessiner toute la richesse ou la difficulté des relations entre collègues et la place prépondérante que prenait le travail dans le quotidien et l’accomplissement de soi.
Mais depuis les années 2000, certaines fictions ont réussi à décortiquer davantage ce petit théâtre quotidien. The Office, créée par Ricky Gervais pour la BBC en 2001 et adaptée aux Etats-Unis entre 2005 et 2013, a adopté les codes du documentaire de téléréalité (avec ses confessions face caméra) pour nourrir une approche comique et critique irrésistible sur le milieu de l’entreprise. Des codes repris notamment par Parks and Recreation (2009-2015), satire d’une agence publique environnementale truffée de personnages croustillants (où ont été repérés notamment Chris Pratt et Aubrey Plaza, qui, depuis, ont rejoint le cénacle des acteurs les plus bankables d’Hollywood). Toutes deux ont réussi à faire du lieu de travail le cadre d’une comédie humaine irrésistible, où les relations entre collègues sont autant d’éprouvettes où se cultivent les psychés individuelles et collectives, les contradictions, les absurdités, les petites victoires ou les médiocrités. D’autres séries, enfin, ont abordé la question sous un angle plus frontal, dans des cadres différents, sans toujours se départir d’humour ou de critique: Mad Men (la publicité), The Newsroom (les médias), The Bear (la restauration), Abbott Elementary (l’école), Industry (la finance), Silicon Valley (les start-up), pour ne citer que les plus emblématiques.
Beaucoup ont transformé les éléments de la «workplace comedy» en ressorts éprouvés de récits hétérogènes.
Un monde sous contrôle
Beaucoup ont transformé les éléments d’un genre désormais reconnu, la «workplace comedy», en ressorts éprouvés de récits hétérogènes. Quand il a conçu pour Arte sa minisérie de satire politique Sous contrôle (2023), l’écrivain belge Charly Delwart a repris ce dispositif car selon lui, «il permet à travers le rire, de parler d’hommes et de femmes politiques faillibles à l’image de Marie Tessier (NDLR: Léa Drucker), directrice d’ONG propulsée ministre des Affaires étrangères et qui n’a pas toujours le bon mode d’emploi de sa nouvelle fonction. On peut aborder de cette manière toute la complexité de la prise de décision politique, des arbitrages, de la realpolitik, montrerque les personnes les plus compétentes ne sont pas exemptes de faiblesses.»
Pour OVNI(s) (2021) sur Canal +, qui suivait les premiers pas du Gepan (groupe d’études des phénomènes aérospatiaux non identifiés, créé en France en 1977), les scénaristes Clémence Dargent et Martin Douaire ont plongé leur plume dans l’encre des rapports professionnels pour, d’après ce dernier, faire «un éloge de la tentative ratée». «Les trajectoires professionnelles peuvent être de grands sacerdoces parcourus de satisfactions, de défis, mais aussi de désillusions, d’impasses, d’accidents déclencheurs. Dans le boulot comme dans la vie personnelle, on a beau tout vouloir régir, dominer l’imprévu, il y a des choses qui échappent à tout contrôle. Ce constat est un point d’appui idéal pour un scénario, le début d’une histoire.»
Le fantastique ne fait pas exception: l’adaptation des tribulations d’un antihéros Marvel, Loki (demi-frère maléfique de Thor, dieu du tonnerre) a flirté avec la dépiction d’un univers professionnel kafkaïen et procédurier. Ses créateurs, Michael Waldron et Kate Herron, l’ont placé sous le joug d’une agence surpuissante, la TVA (Time Variance Authority), une force de maintien de l’ordre temporel qui a tout de la structure rigide, passéiste et présentielle. «C’était une manière de dépouiller Loki de son piédestal divin, confiait Michael Waldron peu de temps avant la première diffusion sur Disney+, en 2021. Soumis à ce cadre rigide, il est isolé de tout ce qui lui est familier, son statut, ses certitudes, son pouvoir. Il redevient plus humain, fragile.»
Severance dit beaucoup mais suggère encore plus sur notre rapport à l’écosystème travail.
Severance ou la rupture d’unité
A partir de 2020, la crise du Covid a rajouté un peu plus de questions existentielles dans notre rapport au travail, brouillé les frontières déjà poreuses entre cadres privé et professionnel. Lancée deux an plus tard, en février 2022, sur la plateforme Apple TV+, Severance a capturé et magnifié cette zone grise, théâtre d’un récit dystopique et abstrait d’une superbe profondeur humaine. Son créateur, Dan Erickson, en a fait une métaphore sournoise des conditions de travail, en y ajoutant une mécanique de thriller imparable. Concoctée par l’acteur Ben Stiller et la réalisatrice Aoife McArdle, Severance joue sur la polysémie de son titre: «rupture de contrat» ou «indemnité», en anglais, le mot severance évoque aussi l’idée de coupure, de sevrage. Ainsi, lorsque les employés de Lumon Industries arrivent sur leur lieu de travail, un composant électronique placé dans leur cerveau s’active, opérant une rupture avec leur mémoire individuelle, intime, pour s’assurer leur pleine collaboration. Coupé de leur sphère privée, ils perdent leur unité d’existence et deviennent de parfaits soldats de postes dont ils ne comprennent pas la raison d’être, mais peu importe.
Mark Scout (Adam Scott), notamment, a choisi cette option pour supporter la douleur du décès de son épouse. Critique sans concession de l’aliénation par le travail et des usages de l’entreprise, Severance peuple ses espaces cloisonnés d’une blancheur panique et de tâches qui n’ont en apparence aucuns sens. Ses acteurs de renom (John Turturro, Christopher Walken, Patricia Arquette) ou moins connus réalisent la prouesse de rendre perceptible un indicible –l’angoisse, le vide– et, par un jeu de multiples temporalités, de redonner un semblant de corps à la sphère privée, reléguée dans un monde dépourvu de la lumière clinique du bureau, au fond de la conscience des personnages.
La nouvelle saison creuse ce sillon avec maestria. Le monde abstrait et hors sol de Lumon Industries continue de projeter sa vraisemblance, alors que les protagonistes ont découvert qu’il était possible de recouvrer à la fois la mémoire et le lien avec leur vie intime. Comment revenir au bureau avec une telle information? Faire comme si de rien n’était? Se rebeller? Adapter l’espace aux nouvelles configurations psychiques? La série ausculte l’importance et les difficultés du collectif face aux aspirations individuelles, la question du travail comme valeur refuge quand la santé mentale vacille, et d’autres thèmes qu’il est impossible de divulguer ici sans gâcher le plaisir de la découverte. Car dans sa démarche symbolique, Severance dit beaucoup mais suggère encore plus sur notre rapport à l’écosystème travail, caisse de résonance de nos questions les plus vivantes.
Severance (saison 2)
Une série de Dan Erickson disponible sur Apple TV+. 9 épisodes de 60 minutes.
4/5
Severance parvient à imposer sa vision de l’aliénation par le travail dans une seconde saison qui approfondit encore son étrangeté. Après avoir franchi le miroir et aboli la dichotomie de leur condition, Mark et ses collègues continuent de se cogner contre le mur des procédures insensées que leur impose Lumon Industries, cherchant le sens de ce triste cirque. La crise d’identité s’accentue, même si la place accordée à la part intime des personnages s’impose davantage dans un scénario qui évite les effets de manche. Severance s’appuie sur des prémices solides et se permet d’en explorer les limites, nourrie par une réalisation signée Ben Stiller qui magnifie les clivages et les émotions de ces personnages attachants. Si la résolution tarde encore, le voyage en absurdie vaut plus que jamais le détour.
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