Après le déchirant Querer, qui questionnait les violences intraconjugales au point de faire les lignes, les remarquables Los Años Nuevos et Celeste débarquent sur les écrans. Les séries espagnoles ont la cote et du coffre.
En 2024, le Mipcom, marché mondial de l’audiovisuel tenu chaque année à Cannes, mettait l’Espagne à l’honneur et célébrait le pays de Buñuel et d’Almodóvar pour son influence grandissante, ses contenus de qualité et son rôle de pôle de production international majeur.
Plébiscitées par le public et la critique, les séries espagnoles ont plus que le vent en poupe. L’Espagne arrive aujourd’hui juste derrière les pays anglophones en termes de production de séries sur les plateformes internationales comme Netflix ou Amazon. Apparue en 2017 sur les écrans, La Casa de Papel a clairement joué un rôle déterminant dans l’explosion des séries ibériques. Elle a mis le pied dans la porte, leur a permis d’exister aux yeux du monde entier, leur a conféré légitimité et crédibilité tout en attisant la curiosité.
Les distributeurs et les autres professionnels du secteur ont pris conscience de l’importance économique que représentait leur public potentiel et capté qu’une série espagnole pouvait fonctionner à l’étranger au-delà du gigantesque marché hispanophone.
Ses créateurs ont remis le couvert en début d’année avec El Refugio Atomico, envoyant des multimillionnaires se faire plumer sous terre dans un bunker de luxe pour échapper à une fausse apocalypse. «Le succès de La Casa de Papel a été un tournant pour un certain genre de fictions au succès international massif, reconnaît Diego San José, créateur de la minisérie Celeste, diffusée sur BeTV à partir du 21 novembre. Mais il doit y avoir d’autres catalyseurs. Parce que ces dernières années, un autre type de séries espagnoles a fleuri. Moins commerciales peut-être, mais tout aussi vitales pour que notre télévision grandisse et évolue. La Casa de Papel a amené une sorte d’ambition budgétaire et de portée internationale qui a boosté la confiance de tous les créateurs espagnols.»
«La Casa de Papel a amené une sorte d’ambition budgétaire et de portée internationale qui a boosté la confiance de tous les créateurs espagnols.»
En mars dernier, Celeste a reçu le prix de la meilleure série du Panorama international au festival Séries Mania tandis que celle qui incarne son héroïne, Carmen Machi, était sacrée meilleure actrice. «J’ai ressenti aussi bien dans la presse que dans le public une réaction extrêmement positive à nos fictions. Ça m’a rendu tellement heureux que je n’ai pas arrêté d’y penser depuis. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point nous n’en avons guère conscience ici. Nous avons tendance à sous-évaluer notre talent et ne nous attendons jamais à ce que nos séries soient admirées à l’étranger. Je pense que la perception a drastiquement changé. On a encore du mal à le croire. Peut-être est-ce la façon la plus saine de le vivre. Avec un peu d’incrédulité.»
Celeste, qui raconte le dernier combat d’une inspectrice des impôts, n’avait pas le pitch le plus sexy de la compétition. «J’aime emmener les thrillers en dehors de leur habitat naturel et insuffler leurs codes dans des mondes où, selon nous, rien d’excitant n’arrive, poursuit Diego San José. Je ne m’intéresse pas aux thrillers avec des flingues, des gangsters et des courses-poursuites. Mais j’aime imaginer des gens ordinaires qui vivent des situations à haut risque. Et quand je pense à des gens ternes, rien ne me semble plus assommant et bureaucratique que la collecte d’impôts. En même temps, je ne vois rien de plus important que l’argent public. Ça me semblait donc être un challenge excitant. J’ai eu la chance, dès le début, de bénéficier du soutien de Movistar Plus+ et The Mediapro Studio. Je venais de terminer une satire politique qui s’étirait sur trois saisons. Ça les a surement aidés à croire au pire pitch de tous les temps, pour tourner une série divertissante sur la femme la plus ennuyeuse de la planète.»

Subtilité et implication des créateurs
Les plateformes de streaming sont incontestablement liées à l’engouement pour les séries espagnoles. «Je pense que l’augmentation des abonnements à ces plateformes a permis aux séries de devenir un espace où de plus en plus de scénaristes et de réalisateurs peuvent raconter leurs histoires. Les genres se sont diversifiés et on a trouvé des manières subtiles de développer le storytelling qu’on avait l’habitude d’associer uniquement au cinéma. Ces dernières années, les séries espagnoles ont traité de sujets uniques avec un style singulier qui rivalise avec l’excellence des meilleurs films espagnols de l’année. J’ai commencé ma carrière à la télévision linéaire, quand on t’envoyait tous les jours un SMS avec les audiences de la veille. Ça semble d’un autre temps, mais ce n’est pas si vieux que ça. A l’époque, tout tournait autour des chiffres. Avec les plateformes de streaming, il y a d’autres façons d’évaluer notre travail. Certains projets contribuent à construire une marque ou un prestige. D’autres amènent de gros noms ou explorent de nouveaux thèmes. Il ne s’agit plus seulement d’une chasse aux chiffres, la qualité façonne désormais le genre de programme que l’on crée.»
«Je peux tracer une ligne qui relie les Espagnols aux Italiens. Evoquer leur passion commune pour le grotesque, le sordide et le sensationnel.»
Pour Diego San José, l’arrivée de la fiction haute gamme remonte à une dizaine d’années. «La télévision payante et les plateformes ont amené de nouvelles façons de travailler qui ont changé les processus et ont mené à davantage d’excellence dans le storytelling. Pour moi, une des clés, c’est que les réseaux ont commencé à écouter les créateurs. Ça a été la révolution. Les réalisateurs et les auteurs ont été impliqués dans les décisions dès le départ. Puis est arrivée la figure du showrunner. Un auteur avec le pouvoir d’un producteur exécutif pour protéger l’essence du projet, de sa conception à sa réalisation.»
Sujets de société et liberté de ton
Les séries espagnoles sont bien ancrées dans la société. Elles ont le don d’aborder des sujets contemporains à travers des histoires qui captivent les gens. Respira raconte la crise de l’hôpital public en Espagne, mais questionne aussi la place des femmes, les droits de la communauté LGBTQ+, le cancer du sein, la corruption… Là où Querer a relancé le débat sur les violences sexuelles et le viol conjugal. L’Espagne est le deuxième pays, après l’Italie, à adapter des histoires réelles, en particulier des faits-divers, en série. L’Affaire Asunta, par exemple, a été inspirée par un infanticide perpétré en 2013. «Je n’ai jamais fait de true crime. Je ne peux pas dire quels en sont les secrets. Mais je peux tracer une ligne qui relie les Espagnols aux Italiens. Evoquer leur passion commune pour le grotesque, le sordide et le sensationnel. Je pense que les Méditerranéens ont toujours eu une affection particulière pour les passions sombres et les rebondissements dramatiques dans la fiction et la littérature. Peut-être que ça fait partie de notre ADN culturel.»
Les récentes séries espagnoles qui ont marqué les esprits brillent aussi par leur liberté de ton, leur créativité et leur capacité à tout embrasser. Diffusé à partir du 20 novembre sur Arte (et déjà disponible sur arte.tv), Los Años Nuevos réussit une véritable prouesse narrative en chroniquant sur dix ans une histoire d’amour empreinte de réalisme et bouleversante de justesse. Le cinéma de Richard Linklater et sa trilogie Before (trois films espacés de neuf ans chacun pour raconter une relation) ont fortement marqué le réalisateur et scénariste Rodrigo Sorogoyen, qui a eu envie de déployer son récit sur une décennie en retrouvant son couple de protagonistes à chaque réveillon de la Saint-Sylvestre. Dans une fête à Madrid, dans les rues de Lyon, dans une boîte de nuit à Berlin, ou encore dans une chambre d’hôtel (épisode comprenant un plan-séquence de 46 minutes). Le tout marqué par un réalisme radical présent jusque dans ses longues scènes de sexe. «Pour moi, le ton est la chose la plus importante d’une série, affirme Diego San José. Souvent, les gens prétendent que la liberté découle du budget. Mais je ne pense pas que ce soit le cas. Parce que peu importe l’argent qu’on a, ce n’est jamais assez. La liberté arrive quand, une fois l’histoire approuvée, on te laisse en contrôler la tonalité. Je préfère avoir un plus petit budget et choisir la couleur que de recevoir un chèque en blanc et d’être forcé d’adopter une teinte choisie dans une salle de réunion.»
Nouveauté et expérience collective
D’après les statistiques de la société The Wit qui étudie le marché des séries, 80% des fictions actuellement dans les grilles des chaînes espagnoles ont moins de cinq ans. «Je ne connaissais pas ces chiffres, mais ce qui m’étonne c’est que 20% de ces séries ont plus de cinq ans, commente Diego San José. Je pense qu’il est normal de consommer des séries au rythme des nouvelles sorties, de les regarder quand elles arrivent et de participer aux conversations publiques. C’est dommage parce que ça veut dire que les séries vieillissent vite. Mais ça reste irrésistible d’en discuter à table. Il y a quelque chose de beau dans les séries télé. Dans le fait de les regarder tout seul à la maison mais d’en parler au boulot, à la salle de gym et aux diners de famille. C’est comme ça que les séries deviennent une expérience collective.»
Signes des accords entre plateformes et producteurs pour s’adapter aux modes de consommation, Netflix et désormais Disney+ ont lancé un feuilleton quotidien en espagnol. Ils sont diffusés sur la première chaîne publique, puis débarquent jour après jour sur les sites de streaming. Une innovation de programmation destinée uniquement au marché hispanophone. «Nous avons toujours eu une tradition forte en matière de série quotidienne. En fait, il y a un moment de la journée, après le lunch, en début d’après-midi, où je ne peux imaginer d’autres types de programmes que des séries avec des centaines d’épisodes où les personnages ne cessent de tomber amoureux et de se séparer. Si on veut donner au public ce qu’il désire, ici, en Espagne, il y a une catégorie de gens qui ne veulent que cela après le repas de midi.»
Diego San José, qui recommande chaudement Nos vemos en otra vida, Poquita Fe et La Suerte, est optimiste pour l’avenir. «Je pense que petit à petit et grâce à de sérieux efforts, on dépasse le vieux préjugé qui veut que les films soient mieux que les séries. Je vois de plus en plus les spectateurs approcher la télé espagnole avec les mêmes exigences de qualité que pour le cinéma. La route a été longue et il y a encore beaucoup de chemin à parcourir –ainsi que de bonnes décisions à prendre – avant que la télé cesse d’être regardée de haut. Mais je pense qu’on est sur la bonne voie.»