Ennemi public, dernière saison: En finir avec nos monstres
Ennemi Public a pris la mesure des événements tragiques de l’affaire Dutroux. Pour boucler cette ultime saison, ses auteurs entrevoient une réparation intime, collective et audacieuse.
Aux portes d’une troisième saison, la grande boucle se referme pour Chloé et sa sœur Jessica, Béranger, Lucas, Patrick Stassart et les autres. Des personnages qui se sont fait une place sur les écrans et dans le quotidien du public belge ainsi que dans celui d’une vingtaine d’autres pays. Première série à bénéficier du fonds dédié au genre de la RTBF et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Ennemi Public a fait un beau voyage. Son histoire a germé il y a à peine moins de dix ans dans l’esprit de Gilles de Voghel, Matthieu Frances, Christopher Yates, Antoine Bours et Fred Castadot. Si ces deux derniers se sont retirés lors de la seconde saison, Chloé Devicq (Match, Talk-Talk) les a bien plus que suppléer. Poursuivant le processus d’exploration des traumas de tout un pays, renvoyant à l’affaire Dutroux, le quatuor a approfondi dans cette ultime saison sa description des ressorts intimes du crime, du deuil et de la reconstruction dans un récit policier exigeant, fin, surprenant d’audace et, pour tout dire, réussi.
Affronter la bête
Démise de ses fonctions au sein de la police, Chloé croit toujours pouvoir retrouver sa petite sœur Jessica, et la police, Paul Van Acker, ravisseur et gourou des “Disparues”. Alors qu’une fusillade avec le suspect relance l’enquête, une unité de recherche est constituée dans l’urgence. Chloé en prend la direction, croisant de nouveau la route de Béranger, fin connaisseur de la région où rôdait Van Acker. Béranger est devenu un moine modèle à l’abbaye de Vielsart, mais ses escapades au village trahissent des pulsions jamais vraiment enterrées. Voilà pour le dernier cadre d’un triptyque entamé en 2016 comme un whodunit classique, pour virer, dès la deuxième saison, en polar tentaculaire et noueux, qui questionne le rapport de notre société au crime.
Une dynamique qui trouve son aboutissement cette saison: “On a toujours maintenu l’idée de parler de récidive, de réinsertion et de la manière avec laquelle nous projetons notre monstruosité intérieure sur les autres, nous explique Christopher Yates. Ce qui a fondamentalement changé, c’est qu’en grandissant en tant qu’auteur, notre vision du monde a pris de la maturité. Nous avons davantage encore ancré le récit criminel dans le réel.” Matthieu Frances poursuit: “On a pris encore plus la perspective des victimes, on s’est posé la question de leur reconstruction une fois qu’elles sont passées entre les mains d’un monstre.” Un pivot qui amène de nouveaux personnages, des dynamiques et des intrigues toutes fraîches, mais entend, plus encore que précédemment, transformer les traumas intimes d’une génération.
Au terme d’une écriture qui a été, selon Gilles de Voghel, “longue et parfois laborieuse”, les scénaristes ont voulu “aller au bout de ces peurs qui ont imprégné nos adolescences. Les monstres existeront toujours mais s’intéresser au victimes, c’était une manière de prendre soin de ce que nous avions vécu à ce moment-là.” Ce faisant, la saison déploie des réponses radicales, frontales, pour entrer visuellement dans la mécanique du crime. Bien aidée par la prestation habitée et les yeux de glacis troublants d’Angelo Bison, la nouvelle trajectoire de Béranger révèle l’indicible. “Après son intégration dans l’abbaye et le monde extérieur, la question de sa réelle rédemption se pose, analyse Chloé Devicq. A-t-il réellement changé ou pas? Que fait-il de son passé, de ses pulsions?”
Plus frappantes encore, quelques séquences dramatiques rappellent de manière aiguë certaines images clés du dossier Dutroux. Matthieu Frances: “La fin du cycle nous amenait à une forme d’entonnoir, pour boucler les intrigues et nos questions de départ. Il y a eu beaucoup de débats entre nous quand on se rendait compte qu’on était en train de fabriquer une scène qui faisait écho à ce qui était arrivé aux victimes de Marc Dutroux. Avait-on le droit d’y toucher? à chaque fois, on décidait de transformer ces images pour nous amener vers une sorte de catharsis.” La série avance alors une proposition tranchante, formulée par Gilles de Voghel: “Et si l’histoire débouchait sur autre chose que l’horreur absolue? Et si une forme de salut pouvait prévaloir? C’est tout le sujet de cette saison: être victime, avoir été séquestrée, n’est pas quelque chose qui s’oublie si facilement, même si on y a réchappé.” Se confronter pour exorciser, s’offrir la possibilité de sortir vivant de l’affrontement avec la Bête.
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Clap de fin
L’aboutissement de ce travail “très long, fascinant, souvent difficile”, entamé en septembre 2013, a forcément métamorphosé les auteurs. “Avec le temps, on a appris à être au plus proche de ce qu’on voulait raconter, se réjouit Chloé Devicq, tout en ayant conscience de devoir accrocher un public très exigeant. Ce fut une expérience inoubliable et bénéfique pour tous.” “La fin de cette histoire, on l’a voulue pour les spectateurs et pour nous, poursuit Gilles de Voghel. Pour tourner cette page de notre vie et en ouvrir une autre, après avoir été gratifiés de dix années à écrire, à apprendre, à être payés pour cette expérience incroyable et inattendue.”
Doublement endeuillée par les décès de Vincent Eloy (Paul Van Acker) et de Philippe Jeusette (Patrick Stassart), la fin d’Ennemi Public se déroule dans une émotion palpable. “C’est la fin d’une époque pour nous, un pan de notre histoire professionnelle qui a marqué le changement de nos carrières, indique Christopher Yates. Un soulagement aussi. Le processus d’écriture et de validation en télé peut être épuisant. Une comédienne me disait qu’à chaque projet, elle se sentait obligée de se figurer la mort de son personnage afin de pouvoir quitter sa peau. Il faut une petite mort. Et cette petite mort, on va la célébrer du mieux qu’on peut, à présent.”
Ennemi Public **** (saison 3), une série créée par Gilles de Voghel, Chloé Devicq, Matthieu Frances, Christopher Yates. Avec Stéphanie Blanchoud, Angelo Bison, Clément Manuel. À partir du dimanche 12/03 à 20 h 50 sur La Une et sur Auvio.
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