Oussekine, une série pour ne pas oublier
De la tragédie de Malik Oussekine, tué par deux policiers en 1986, Antoine Chevrollier tire pour Disney+ un récit puissant sur les enfants de l’immigration, dans la France rance d’hier et d’aujourd’hui.
Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, Malik Oussekine, étudiant de 22 ans, tombe sous les coups de deux policiers, dans le hall d’entrée d’un immeuble de la rue Monsieur-le-Prince, à Paris. Sa mort, annoncée au matin sur toutes les antennes, provoque une onde de choc. Le contexte est atomique. La France connaît sa première cohabitation. Sous la présidence Mitterrand, le gouvernement Chirac fait face à la plus grande contestation étudiante depuis Mai 68, contre le projet de loi Devaquet. Pour réprimer les manifs, le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua et son sous-ministre Robert Pandraud lancent aux trousses des étudiants les funestes compagnies de voltigeurs, lancés sur motos. Deux membres de cette unité ont tué, cette nuit-là, Malik Oussekine, dans un vestibule, avant d’être couverts par leur hiérarchie. Le jeune Français dont les parents sont nés en Algérie dans les années 60 devient un symbole: celui d’une jeunesse immigrée dont les revendications, nées de la “marche des beurs” en 1983, rencontre celles de la jeunesse.
Jeune réalisateur sur Le Bureau des légendes et Baron noir, Antoine Chevrollier empoigne cet épisode marqueur d’une génération pour le raconter d’un point de vue évident et pourtant inédit: celui de la famille Oussekine. Diffusé sur Disney+, ce récit en quatre chapitres d’un deuil confisqué est une tragédie qui plonge dans une cicatrice transgénérationnelle et s’épanche sur les rapports entre l’État français et sa population immigrée. Une Histoire du racisme banalisé mais tueur, qui remonte à l’ère coloniale et projette son écho strident sur les violences policières de ces 20 dernières années.
C’est l’histoire d’une famille
“Quand je me suis penché sur la mort de Malik, j’ai très vite pensé à sa mère, ses frères et sœurs” , explique Antoine Chevrollier, flanqué de sa “famille d’écriture”, ses co-scénaristes Faïza Guène, Julien Lilti, Cédric Ido et Lina Soualem. “Au début, on a travaillé sur les faits de la nuit du 5 décembre et en dézoomant un peu, on s’est dit qu’il fallait parler de sa famille, son père Miloud, mort en 1978, qui avait quitté l’Algérie après avoir combattu les nazis dans l’armée française. Il devenait évident qu’il fallait évoquer l’Histoire, peu racontée, du rapport de la France à l’immigration, notamment l’immigration algérienne.” Pour raconter et comprendre cette blessure qui remonte à la colonisation, la minisérie Oussekine nous plonge dans les émotions les plus intimes d’une famille: “Il nous fallait ce prisme pour ressentir leur peine, cette violence étatique qui s’est déchaînée sur Malik puis, suite à la clémence du tribunal à l’égard des policiers, trois ans plus tard, la violence judiciaire qu’ils ont ressentie dans leur chair.”
“Le cœur du récit, c’est une mère qui perd son fils” , résume le scénariste Cédric Ido. Mais une mère qui, comme ses enfants, se voit dépossédée de sa tristesse. Par des enjeux politiques, le gouvernement tentant d’étouffer l’affaire et Mitterrand de la récupérer; et symboliques, la mort de Malik revêtant une dimension emblématique dans la convergence des luttes étudiantes et antiracistes. L’acteur Tewfik Jallab (Engrenages), qui incarne Mohammed, frère aîné propulsé porte-parole des Oussekine au lendemain du drame, confie: “Antoine, son équipe et plusieurs d’entre nous ont rencontré les membres de la famille et cette dépossession est une des premières choses dont ils nous ont parlé. Tout est devenu très vite médiatique, politique et ça a provoqué des dissensions entre frères et sœurs, une fracture, comme celle qui blesse leur rapport à l’État, surtout après le procès.” Les deux voltigeurs inculpés, Jean Schmitt et Christophe Garcia, n’ont écopé que de peines légères.
Généalogie du racisme
En suivant le chemin d’Aïcha Oussekine (Hiam Abbass) et de ses enfants, les quatre épisodes nous transportent dans un trauma gravé au cœur d’une Histoire coloniale et post-coloniale: les étapes de la migration de la famille Oussekine, le massacre du 17 octobre 1961, lorsque la police parisienne a jeté à la Seine des manifestant algériens venus protester contre le couvre-feu imposé aux Maghrébins. Le propos inscrit la mort de Malik, acte raciste envers un jeune non-blanc, dans un lignage soigneusement remisé dans l’angle mort de l’Histoire. Événement majeur des années 80, ces années Mitterrand qui ont vu la naissance du slogan “Touche pas à mon pote” de SOS Racisme et une poussée des revendications antiracistes, la mort de Malik s’est dissoute dans une mémoire dramatiquement sélective. En 1995, le groupe rap Assassin le mentionnait dans son morceau L’État assassine, qui rythmait le film La Haine de Mathieu Kassovitz, mais aujourd’hui, de jeunes Malik meurent toujours sous les coups de la police. C’est pour éviter l’amnésie, mettre des mots sur cette généalogie du racisme qui nourrit la colère, que Oussekine fait le trait d’union entre passé et présent.
“Ce que Malik a subi, c’est une ratonnade”: les mots de l’acteur Slimane Dazi, qui interprète le père, Miloud, sont calmes mais tranchants. Et les scénaristes Lina Soualem et Faïza Guène appuient de concert là où ça fait mal: “Il y a un compte à régler depuis 36 ans, une dette envers les générations immigrées. La mort de Malik est un marqueur pour ces récits de discrimination, de violence, qui ont toujours existé mais qui, depuis les années 80, ont été marginalisés, rangés dans la caricature, dans un discours de surplomb. On assume notre parti pris politique et social qui consiste à inscrire l’événement dans une continuité pour en saisir la portée. C’est crucial de pouvoir raconter cette Histoire coloniale et intime à la fois, ces parcours migratoires, ces liens, les rendre visibles, sans cliché ni stigmatisation, pour que les enfants de l’immigration se réapproprient leur récit, leur légitimité.”
L’ardeur de l’ensemble du casting et des scénaristes rencontrés, ainsi que leur émotion, sont perceptibles et incroyablement éloquents. Ils expriment les enjeux d’une fiction engagée: le rétablissement d’une vérité, la mise en mots et en images d’une tragédie qui unit des générations. “L’empathie ne peut advenir que si on entend la souffrance de l’autre, dit Naidra Ayadi, qui incarne Fatna, sœur aînée de Malik. Donner la parole à ceux qui n’ont pas été entendus, rétablir cette humanité qui leur a été confisquée, c’est quelque chose que nous avions tous envie de défendre. Après avoir vu les quatre épisodes, j’avais vraiment l’impression d’avoir perdu mon petit frère. Je l’ai ressenti dans ma chair.”
La mort de Malik Oussekine n’est pas l’alpha ni l’omega des violences policières en France à l’égard des populations issues de l’immigration. Mais un momentum important, que la série a saisi de la plus flagrante et la plus poignante des manières. La crise d’identité que la France traverse depuis un moment est reliée de près ou de loin à cette histoire. Antoine Chevrollier en assure la transmission aux plus jeunes générations, pour qui le prénom de Malik peut à nouveau résonner dans l’Histoire, et y prendre toute sa place: “Au sein de l’équipe, sur le tournage ou aujourd’hui dans les interviews, l’émotion est toujours aussi forte. Malik est en moi, en nous, encore maintenant. Nous avons un devoir de mémoire envers Malik, pour sa famille, pour sa génération, les précédentes, les suivantes, et une large frange des Français.”
Oussekine
“C’est vous qu’ils protègent, pas nous.” La phrase lancée à son avocat, Maître Dartevelle, par Sarah Oussekine (Mouna Soualem), sœur de Malik, dont les tueurs, les policiers Schmitt et Garcia, viennent d’échapper à une peine exemplaire, est de celles qui font dresser les poils. De rage, de tristesse. Au quatrième et dernier épisode de cette minisérie brillante de bout en bout, alors que le verdict tombe sur les assassins trois ans après la mort du jeune étudiant français, l’histoire est bouclée mais la grande Histoire s’apprête déjà à repasser les plats. Antoine Chevrollier et son équipe de co-scénaristes, appuyés par un casting au sommet d’une émotion ceinte de dignité, ont produit un tragédie dont la catharsis prolonge son écho longtemps après le générique de fin. Reconstituant avec précision les circonstances de la poursuite puis de la bastonnade qui a coûté la vie à Malik, Oussekine construit sur cette colonne vertébrale un récit du deuil et de la transmission intergénérationnelle, de l’immigration, de la répression étatique et du racisme ordinaire, qu’on n’attendait plus. Sayyid El Alami prête ses traits et son immense talent à un jeune homme dont le prénom a été trop vite oublié. Avec l’ensemble des acteurs incarnant sa famille, ils portent vers la lumière un nom et un récit collectif d’une importance cruciale.
Drame historique. Une minisérie créée par Antoine Chevrollier. Avec Sayyid El Alami, Naidra Ayadi, Mouna Soualem. Disponible sur Disney+. ****(*)Dans la fiction francophone, à de rares exceptions, la question de l’immigration constitue au mieux un récit secondaire, au pire un impensé, coincé dans l’angle mort. Dans sa huitième et ultime saison, la série française Engrenages a bien commencé à combler ce vide en touchant de plein fouet la réalité des réfugiés mineurs isolés, la violence de leur quotidien et des réseaux qui les exploitent. Mais plus encore, Marine Francou, sa scénariste, a donné à voir combien cette problématique douloureuse renvoyait à une Histoire française plus ancienne et à ses fractures sociétales complexes. Plus récemment, Le Monde de demain (prévu sur Arte), qui raconte la naissance du groupe de rap NTM, s’empresse de son côté de regarder sa jeunesse dans les yeux, la génération des années 80-90, où la question naissante des banlieues fait un featuring remarqué.
Ancienne puissance coloniale, la France n’a pas encore véritablement fait son aggiornamento sur la question de l’oppression étatique envers les personnes issues de la diaspora maghrébine ou africaine, pourtant partie intégrante de sa population et de sa richesse. Ce silence relatif se ressent donc dans la fiction hexagonale. Ne parlons même pas du nôtre, il est assourdissant.
En Angleterre, le sujet irrigue depuis une dizaine d’années certains fleurons de la fiction télé (Kiri, Peaky Blinders). Comme aux États-Unis, pays tout à la fois de la ségrégation et du melting-pot. Cette contradiction intrinsèque, les lignes de frictions, les violences qu’elle engendre, nourrissent des fictions emblématiques: de Deadwood (HBO 2004-2006) à Little America (Apple TV+, 2019). D’autre part, la très belle série coréenne Pachinko (Apple TV+) a montré cette année, à travers l’Histoire migratoire d’une famille vers les États-Unis et le Japon, le verso d’un récit qu’on pensait jusque-là bien arpenté. Dans un registre plus low-fi mais tout aussi déconstruit, Billy the Kid annoncé sur EPIX (courant 2022, on en reparle) et revisité par Michael Hirst (Vikings, The Tudors), détricote la légende de l’Ouest au profit d’un récit réaliste: un gamin issu d’une famille d’immigrés transbahutés d’Irlande à New York survit dans un monde hostile, raciste. Tout écho à la crise migratoire de ces dernières années n’étant en rien fortuite. Déplacées, opprimées, réprimées, méprisées, les générations issues de l’immigration se répondent, dans ces récits, bien au-delà des frontières. Rencontré au Festival Séries Mania, Michael Hirst nous confiait: “On a l’impression que les histoires d’immigration, d’une époque à l’autre, résonnent entre elles presque par accident. Or si en les écrivant on parvient à saisir ce qui les relie, on ne peut toucher qu’à quelque chose de vrai, d’authentique, de réel. Tout cela résonne avec des questions contemporaines.” Et, de manière particulièrement éloquente, avec le cœur d’Oussekine
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