Pourquoi les séries « true crime » nous fascinent-elles?

Grégory © Netflix
Nicolas Bogaerts Journaliste

Quelles représentations de la justice et du crime se glissent dans les séries documentaires estampillées True crime et l’esprit de leurs publics? Du fait divers aux grandes affaires, analyse d’un phénomène loin d’être innocent.

Professeur en Droit pénal et Criminologie à l’UCLouvain, Marie-Sophie Devresse enseigne les relations entre crime, justice et culture. Elle questionne comment le droit, la sanction, la prison, la justice pénale dans son ensemble irriguent la culture populaire. Le succès des true crimes -qui reconstituent délits, enquêtes ou dressent le portraits de criminels notoires- sur les plateformes de streaming s’explique par des facteurs divers. Chacune de ces séries raconte quelque chose de notre relation à la justice, au crime et à leurs représentations. D’après l’universitaire, cette relation s’est amplifiée dans un premier temps sous l’influence d’une fiction très populaire: « Les chercheurs en criminologie ont identifié un « CSI effect », dit-elle. C’est à dire la manière dont la série Les Experts et ses déclinaisons ont, depuis leur apparition au début des années 2000, multiplié l’intérêt de la population pour la criminologie, la criminalistique, les affaires de justice pénale. » Retour avec la spécialiste sur les lieux communs du crime, en cinq points.

This Is a Robbery
This Is a Robbery

Une mécanique bien huilée

Derrière la fascination pour Grégory, Ted Bundy ou Making a Murderer se logent des représentations que nous avons de la justice et qui relèvent de ressorts collectifs et intimes. Qu’elles revisitent des faits divers, des affaires retentissantes plus ou moins récentes ou exhumées du passé, tentent de cerner le profil de tueurs en série, s’auréolent de mystère avec le Cecil Hotel ou percent les scandales avec DSK ou Jeffrey Epstein, ces séries documentaires suivent une mécanique souvent bien huilée. « Au centre de ces productions, il y a une personnalité, des faits ou des lieux singuliers. Il y est toujours question de pénétrer un univers mystérieux, qui nous est étranger. Les documentaires sur le monde criminel tentent de comprendre les ressorts du passage à l’acte, ou de montrer ce qui se passe dans des mondes clos comme celui de la prison ou des cours de tribunaux. Quant aux affaires retentissantes, on tente souvent de dénouer leur complexité, de mettre en avant la mécanique de l’enquête policière, ses rebondissements éventuels et d’essayer de comprendre quelque chose a priori de très compliqué. » On retrouve en somme un même fil conducteur: démystifier ce qui est de l’ordre de l’inconnu, de l’occulté.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Les raisons d’un succès

Bien développés par Netflix, qui enchaîne les productions du genre, les true crimes actionnent la capacité du spectateur à se projeter dans une situation atypique et à vivre des sensations. « Il n’est pas étonnant, ajoute Marie-Sophie Devresse, que déjà populaires sur les plateformes, les true crimes prennent encore un nouvel essor en période de pandémie, où l’on va aller chercher une intensité de sensation et de vécu qu’on n’a peut-être plus dans la vie réelle. » Au coeur de l’attractivité se logent trois éléments souvent complémentaires: le mystérieux, la sensation forte, la volonté d’aller chercher le rationnel dans des actes qui en sont a priori dépourvus: « Les spectateurs vont chercher à y faire dialoguer deux choses qui sont souvent perçues comme antagonistes: l’émotion et la rationalité. Ces formats viennent littéralement nous cueillir sur ce terrain-là, en nous informant sur quelque chose qu’on ne connaît pas mais pour lequel nous développons une grande faculté de projection. » Une manière opérante de se réapproprier, en lui donnant un sens, l’horrifique, l’ahurissant, l’inexplicable pour tenter de le rendre supportable. Et, le cas échéant, de donner un nom et des visages à l’injustice.

Making a Murderer
Making a Murderer

Représentations et réalités

Il serait en revanche naïf de croire que chacune de ces réalisations donne à voir autre chose que des versions scénarisées, biaisées ou dépourvues de tout agenda. Combler le fossé entre représentations et réalité est, d’après Marie- Sophie Devresse, beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît: « Soupçons, les dessous de l’affaire Wesphael m’a perturbée par son enjeu de narration, délibérément placé du côté de la personne acquittée, qui était au coeur de la tourmente, et par le souci de lui donner une place importante dans le récit. C’est le point de vue, intéressant de prime abord, d’une personne qui s’est trouvée aux prises avec la justice pénale et toute sa complexité, une histoire personnelle difficile et tragique. » En effet, la série pilotée par Pascal Vrebos et Georges Huercano opérait un changement par rapport au dispositif traditionnel et plurivoque dans lequel des experts ou des journalistes sont en champ-contrechamp avec le vécu des personnes directement impliquées. Ted Bundy s’appuyait lui aussi peu ou prou sur un dispositif où les analyses et expertises se faisaient rare, et échappait quelque part à une dimension documentaire qui par essence demande des explications. « Jouer la carte de la normalisation dans une forme de narration ou de non narration n’est pas anodin et fait que l’ensemble de la problématique, en réalité, nous échappe. »

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Le crime dont vous êtes l’enquêteur

La fascination pour le sordide ou le sensationnel s’inscrit avec Don’t F**k with Cats ou The Vanishing at the Cecil Hotel dans une dynamique de réappropriation de l’enquête par des non-professionnels, apprentis détectives dans lesquels le spectateur, à l’occasion, peut également se glisser. Dans une stratégie narrative qui n’est pas sans rappeler le Double assassinat dans la rue Morgue d’Edgar Allan Poe, le Cecil Hotel nous entraîne dans « l’élaboration de tentatives d’explications par circonvolutions et multiplications des pistes, de complots potentiels, quand la solution est beaucoup plus triviale« . « Ce qui est intéressant pour nous c’est de se poser la question: d’où viennent toutes ces projections, ces fantasmes développés avant l’élucidation de l’affaire? Qu’est-ce qui actionne tout cela dans notre imaginaire et pourquoi? Comme dans Don’t F**k with Cats, observer un quidam tenter d’élucider une affaire est un facteur de projection de plus pour le spectateur qui vit en temps réel cette impression de pouvoir être enquêteur. Et ça pose beaucoup de questions sociétales de voir des personnes sans technique ni méthode ad hoc, parfois même ne s’embarrassant pas d’éthique, aller vite et loin dans les associassions, les conclusions et les accusations. »

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Feuilletons judiciaires et faits divers

La série documentaire Grégory nous fait revivre l’affaire qui a secoué les années 80: la découverte du corps du jeune garçon dans la Vologne et les rebondissements multiples d’une enquête retransmise chaque jour au JT, à l’heure du repas. « L’affaire Grégory nous a tenus en haleine par le traitement singulier que lui ont réservé les médias, en dépêchant des envoyés spéciaux qui y ont forgé leur nom, comme Denis Robert. » Les feuilletons criminels et judiciaires captivent, fidélisent. C’est ce qui a fait du fait divers un élément central du récit médiatique. Pour notre juriste, l’exhumation de l’affaire Grégory invite à « se projeter dans de multiples archétypes: la victime innocente, les conflits de famille, la vengeance, et un noeud de sentiments qui nous sont proches et plus ou moins avouables« . Dans une autre veine, le récent This Is a Robbery revient sur le rocambolesque cambriolage, toujours non élucidé, d’un prestigieux musée privé de Boston, en 1990, qui a occupé la chronique judiciaire et inspire toujours d’extravagantes interprétations. Avec, pour Marie-Sophie Devresse, un effet similaire: « L’une comme l’autre nous renvoient à une question importante de la justice, celle de la temporalité. Tout ce qui est expéditif est problématique car décidé sous le coup de l’émotion. Il est rassurant de pouvoir reprendre une affaire aussi intensément vécue que celle du petit Grégory pour la réexpliquer avec un peu plus d’apaisement, de recul. Son succès vient se nicher aussi dans cette manière d’aborder par le truchement de la série un vécu très émotionnel à l’époque. Parce que les histoires comme celles-là, quoi qu’on en dise, nous accompagnent toute une vie. »

Les séries documentaires ne font pas que s’emparer des affaires criminelles, de ceux qui les perpètrent et de ceux qui en sont les victimes. Elles se greffent sur de la narration: réappropriation par les médias, discussions en famille, entre amis etc. Ces affaires, transmises de multiples manières au public, ont construit nos représentations. Sur ce jeu de miroir et de médiations en chaîne, les séries construisent une base de fidélisation et d’identification très forte. Elles mettent en lumière les défaillances de la justice et la conscience critique du public à leur égard, tout en mettant de l’ordre, pour la plupart, dans les cacophonies émotionnelles où la morale et la rationalité jouent des coudes. Histoire de nous rendre, dans l’esprit d’Hannah Arendt, la banalité du mal un peu plus supportable.

4 true crimes à voir sur Netflix

Grégory
Grégory

Grégory (Gilles Marchand, 2019)

C’est l’affaire qui a rebattu les cartes médiatiques dans le traitement des faits divers et des grandes affaires criminelles. Crime sadique, règlement de comptes familial ou affaire judiciaire beaucoup plus complexe, le meurtre de Grégory et toute la systémique l’entourant, corbeaux compris, a traumatisé la France et au-delà de ses frontières. La minisérie remonte le temps et imprime profondément dans la rétine combien ce théâtre de rebondissements, ultramédiatisé, a concentré de projections, de curiosités mais aussi de dysfonctionnements. La réalisation de Gilles Marchand, délicate et riche en enseignements et images symboliques, prend le temps et le recul nécessaires pour tenter de donner un sens à l’innommable et au complexe.

Don't F**k with Cats
Don’t F**k with Cats

Don’t F**k with Cats (Mark Lewis, 2019)

Le serial killer canadien Luka Rocco Magnotta poussait le raffinement sadique jusqu’à publier les vidéos de la mise à mort de ses victimes. Le dépeceur de Montréal avait auparavant aiguisé son instinct de mort dès sa jeunesse, sur de petits animaux. Un travail minutieux d’un groupe Facebook de défenseurs de la cause animale avait permis d’identifier et de localiser Magnotta. Sauf que la police est restée sourde aux avertissements des apprentis enquêteurs, qui prédisaient que Magnotta passerait du règne animal à celui des humains. À raison. Dans un style borderline tant par son sujet que par son traitement, Don’t F**k with Cats a repoussé les limites du true crime en questionnant en profondeur notre rapport à l’image.

Jeffrey Epstein: Filthy Rich
Jeffrey Epstein: Filthy Rich

Jeffrey Epstein: Filthy Rich (Lisa Bryant, 2020)

Avec Chambre 2806, qui retrace l’affaire DSK, Filthy Rich est le documentaire qui révèle toute l’importance du mouvement #MeToo et l’ampleur d’un système qui tolère l’agression sexuelle et les trafics d’êtres humains.Cette série en quatre parties révèle toute l’étendue de l’empire Epstein et l’emprise qu’il avait sur ses victimes. À côté de l’enquête purement judiciaire et du détail de son système de surveillance et d’impunité émerge dans une dynamique passionnante la figure de cet homme d’un extrême pouvoir, qui détenait probablement des dossiers compromettants impliquant les bénéficiaires de ses largesses. Et en filigrane, toujours, la radioscopie d’un système façonné pour et par les mâles dominants, narcissiques et sans scrupules.

Making a Murderer
Making a Murderer

Making a Murderer (Laura Ricciardi & Moira Demos, 2018)

Il aura fallu dix années de tournage pour accoucher de cette série emblématique, critique des failles judiciaires du système américain. Making a Murderer explore l’entrave à l’exercice de la justice, l’erreur judiciaire, et la figure de l’innocent jugé coupable. Steven Avery a été condamné à 18 ans de réclusion pour agression sexuelle, avant d’être innocenté par test ADN. Puis, deux après sa sortie, il se retrouve accusé de meurtre. Observant de près la procédure et la figure d’Avery et de ses accusateurs, la série pointe les conflits d’intérêts du département de police, l’enquête à charge mais ne lève pas complètement les doutes, renvoyant en cela à toute la difficulté du travail de la justice.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content