Merci de ne pas toucher: l’Histoire de l’art revue façon « féministe, queer et libertaire »
Merci de ne pas toucher, une nouvelle websérie Arte drôle et documentée, tord le cou de façon jubilatoire à une vision hors-sol de la peinture. Merci de regarder de toute urgence.
« Un auteur décrivit un jour cette oeuvre comme un portrait de femme dont l’artisan, par un inconcevable oubli aurait négligé de représenter les pieds, les jambes, les cuisses, le ventre, les hanches, la poitrine, les mains, les bras, les épaules, le cou et la tête… Alouette. » C’est de cette façon percutante et révélatrice des forces idéologiques en présence -cet « inconcevable oubli » qui laisse rêveur- que débute l’épisode Appelons un chat du très pertinent Merci de ne pas toucher. Par le biais de capsules de 3 minutes 30, réalisées par Cecilia de Arce (Mardi de 8 à 18, Une sur trois), cette minisérie diffusée sur Arte.tv interroge l’Histoire de l’art à l’aune d’une approche « féministe, queer et libertaire« . Il était temps qu’une telle contre-lecture voie le jour. Encore fallait-il l’oser et l’emballer sous une forme aussi efficace et renseignée qu’imparable.
Le texte introductif évoqué, c’est Hortense Belhôte (Paris, 1987) qui le débite, faisant claquer chaque mot de son impeccable diction. Coiffée de deux nattes qui lui tombent sur les épaules, la comédienne, à qui l’on doit l’écriture de cette websérie, plante le décor tout en s’effeuillant. Logique: elle s’apprête à entrer dans le cabinet d’une esthéticienne pour une épilation en bonne et due forme. « Esthéticienne »? Tiens, tiens, troublante coïncidence, le terme désigne également une philosophe versée dans les questions du Beau.
Et justement, où se cache l’art dans tout ça? Il est bien omniprésent, comme le suggère, en plus du commentaire, le cadre léché que révèle la caméra. À gauche, sous une patère à laquelle pend un survêtement de sport vert pâle sur fond de mur rose, l’oeil attentif pointe un cadre blanc. Celui-ci enserre une tarification -façon « Lèvres ou menton… 7 euros« , « maillot classique… 12 euros« , maillot échancré… 15 euros » – surmontée de la reproduction d’un tableau.
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Courbet, sa mère
La toile en question, chacun l’aura deviné, c’est bien entendu L’Origine du monde, peinte en 1866 par Gustave Courbet. Après un générique délicieusement iconoclaste, des dessins de mains qui viennent chatouiller la femme-tronc dénudée sur fond sonore électro signé Marc Bret-Vittoz, la narration reprend son cours. On découvre cette fois la jeune femme allongée sur une table de soin pendant qu’à côté d’elle une professionnelle de la beauté, à la chevelure frisée et abondante, le détail aura son importance pour la suite, fait chauffer la cire en vue d’une minutieuse éradication.
« Pour les réalistes, l’art doit tout montrer« , poursuit Hortense Belhôte qui, en contextualisant son analyse dans un lieu dédié à la mise aux normes du corps, prouve qu’aujourd’hui encore il est question de cacher ce poil que l’on ne saurait voir. Il reste qu’à l’époque, le parti pris du réel ne va pas de soi dans une société où les parties génitales représentent un tabou fondamental. Belhôte d’appuyer là où ça fait mal « C’est secret, c’est sacré, c’est maman… Ça n’a rien à faire dans l’espace public. »
Justement, tout le paradoxe est là, le tableau de Courbet n’a pas créé de scandale à l’époque de sa réalisation. Pour cause, il avait été réalisé pour un commanditaire privé qui s’est bien gardé de le donner à voir autrement que dans un cercle restreint. Par la suite, la pièce transitera par différentes collections privées avant d’intégrer celle de Jacques Lacan qui en fit don à l’État français. Ce n’est qu’en 1995 que le tableau entre au Musée d’Orsay et qu’il » se retrouve à faire le buzz comme la dernière sex-tape de Kim Kardashian« . Pendant que l’intéressée déroule sa pertinente mise en perspective, le spectateur ne rate rien de la chasse à la pilosité qui s’opère, ainsi de cette aisselle débarrassée d’un coup sec des frisés importuns.
Pas refroidie pour autant, l’actrice en profite pour balancer: « À l’origine de l’oeuvre, il y a une commande de Khalil Bey, un diplomate turc, pour sa collection personnelle de tableaux érotiques. Il demande au peintre de prendre pour modèle Constance Quéniaux, sa courtisane favorite, danseuse à l’Opéra de Paris avec qui il avait des relations sexuelles diversement tarifées. » Dans la foulée, la séquence nous apprend que Bey avait déjà dans sa collection le célèbre Bain turc (1862) d’Ingres. Symptomatique d’un chassé-croisé de fantasmes, la toile fait se rencontrer l’imaginaire d’un haut-fonctionnaire oriental alléché par les moeurs des « petites femmes de Paris » et celui d’un peintre français qui « fantasmait sur les odalisques des lointains harems turcs« . Moralité? « C’est drôle comment, d’où que tu viennes, la femme à poil, c’est jamais ta mère« , résume non sans humour l’auteure de Merci de ne pas toucher.
Hortense Belhôte a gardé le meilleur pour la fin, elle qui rejoue la toile -c’est d’ailleurs la signature visuelle sur laquelle s’achève chacun des dix épisodes- par une production in vivo du tableau. En l’occurrence, son corps sur la table de soin exhibé avec, à l’avant-plan, la volumineuse chevelure de l’esthéticienne peaufinant, tout en la cachant et la redoublant, la zone « bikini » en proie à toutes les attentions. Plus drôle et iconoclaste, tu meurs.
Née de la performance
Jointe par téléphone, Hortense Belhôte évoque, depuis Paris, le parcours qui l’a menée à l’écriture de cette série accessible sur le site d’Arte. « Je suis diplômée d’Histoire de l’art de l’université de Nanterre. J’ai ce qu’on appelle un Master 2, c’est-à-dire que j’ai suivi un cursus de cinq ans, et suis spécialisée dans le XVIIe siècle et la théorie de l’art. Arrivée au bout de ce parcours, je me suis arrêtée sur le seuil d’une thèse… Je ne me voyais pas passer cinq années supplémentaires dans une bibliothèque. En revanche, tout au long de ce cursus, j’ai suivi des cours de théâtre au conservatoire. »
Au sortir de ces années studieuses, la jeune femme enseigne l’Histoire de l’art dans des hautes écoles tout en continuant l’art dramatique assorti d’incursions du côté de la danse contemporaine. Au croisement de ces deux univers, Hortense Belhôte se met à imaginer des conférences performées. « Il s’agissait de petits spectacles qui partaient en vrille, je mêlais concepts esthétiques théoriques et bilan personnel d’une vie amoureuse chaotique« , se souvient-elle. En 2017, l’historienne de l’art se fait remarquer lors du FFF (le Festival du Film de Fesses, un festival de cinéma érotique fondé en 2014 à Paris) à l’occasion d’une performance sur le sexe dans l’art. Elle termine en culotte de Batman sur scène, ce qui marque les esprits et pousse certains membres du public à lui suggérer une adaptation audiovisuelle de la performance.
La proposition tombe à pic face à un format didactique qu’il n’est pas inutile de réinventer (lire encadré). « J’en ai profité pour effectuer un vrai travail de recherche. C’est à cette occasion que je me suis rendu compte que de nombreuses informations ne remontaient pas jusqu’au public. Souvent, ce sont les mêmes stéréotypes, genre le « génie qui tutoie l’Absolu », qui sont rabâchés selon un vieux schéma idéologique rance« , analyse l’autrice.
De fait, l’Histoire de l’art a longtemps invisibilisé une partie du corps social -pour le dire vite les femmes, les non-hétérosexuels, les non-Blancs, les non-valides…- et donc un pan entier de la réalité. « Tout ça est en train de changer« , poursuit Belhôte, évoquant l’exposition du Musée d’Orsay Le Modèle noir de Géricault à Matisse comme source de nouvelles explorations pluridisciplinaires permettant de rectifier le discours dominant.
Ce format militant qu’elle met en scène en faisant appel à « des potes pour jouer les personnages secondaires« , la créatrice de la minisérie l’applique, avec le même bonheur, de Vélasquez au Caravage, en passant par Rubens ou Manet. Il est vrai qu’il était temps de corriger le tir pour Olympia. Une prostituée attendant le client? « Attendez, je crois qu’il y a un truc que l’on n’a pas bien vu« , prévient la comédienne en tenue de foot au début de Gazon, l’épisode consacré à ce gros dossier pictural. « Nous ne pouvons plus regarder cette oeuvre comme si nous étions de jeunes bourgeois du XIXe siècle. C’est hypocrite, nous avons de nombreux éléments évoquant la réalité sociale des deux modèles, Laure et la femme rousse, Victorine Meurent qui était artiste et lesbienne. C’est une autre Histoire de France que nous suggère ce tableau, une histoire féminine et noire dont la découverte ne fait que débuter« , avertit Hortense Belhôte.
En créant un dialogue entre les représentations d’hier et les corps d’aujourd’hui, ce à quoi nous enjoint Merci de ne pas toucher c’est à ne pas se laisser imposer les violences symboliques du discours sur l’art ponctué par un vocabulaire intimidant (« maître », « chefs-d’oeuvre »…), pas plus qu’à contempler béatement ces productions sans les mettre en question. « Nous avons le droit de répondre à tout ça, défend la Française. Il est important de se réapproprier ce patrimoine, de constater qu’il parle de nous. Sans quoi la conséquence directe est la désertion des musées, leur sclérose en ce qu’ils n’auraient plus rien à raconter…« , conclut Belhôte. Preuve que le passé est sans cesse à réactiver et qu’en Histoire de l’art non plus, on ne sait jamais de quoi sera fait hier.
Merci de ne pas toucher, disponible sur www.arte.tv ****(*)
C’est sur un terrain déjà balisé que s’est avancée Hortense Belhôte. D’autres contenus audiovisuels se sont emparés -et s’emparent encore- de l’Histoire de l’art. Le modèle historique français est à n’en pas douter les 45 numéros de Palettes, réalisés de 1988 à 2003 par Alain Jaubert. « Méthodologiquement, c’est très juste, explique l’auteure de Merci de ne pas toucher. Les différents épisodes déroulent un temps long, celui de la description. Bien sûr, ce n’est pas très fun mais ce n’est pas dangereux. » En revanche, la trentenaire se méfie beaucoup plus de d’Art d’Art, série entamée en 2002 par Frédéric Taddeï et reprise depuis par Adèle Van Reeth. « On a surnommé Merci de ne pas toucher, le « d’art d’art du cul ». Je ne suis pas trop d’accord dans la mesure où il me semble que cette émission très courte, 1 minute 15, fonctionne au superlatif en refaisant circuler les fantasmes du peintre génial au-dessus de sa condition de mortel« , commente Belhôte. Toujours est-il que ce n’est pas le format qui hérisse le plus l’intéressée. Celle-ci a davantage en ligne de mire les programmes de Stéphane Bern et Lorànt Deutsch qui, même s’ils ne traitent pas à proprement parler d’art, abordent l’Histoire en surjouant le mythe d’une France royaliste et blanche, entre « nos ancêtres les Gaulois » et les « grands hommes » qui précipitent la réalité sociale dans les oubliettes. Même si Hortense Belhôte ne connaît pas la série britannique Ways of Seeing de John Berger -dont un livre traduit en français, Voir le voir, a réactivé le souvenir en 2014 -il convient de rappeler ce petit trésor de la BBC qui apparaît comme une entreprise pionnière de démystification de notre rapport aux images. En cela, il n’est pas illégitime de penser qu’il est un ancêtre à elle-même inconnu de la série sensuelle et subversive d’Arte.
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