Laurent Raphaël
L’édito: Squid Game, jeux de mains…
Une attention médiatique justifiée en partie par des records d’audience (déjà 111 millions de vues au compteur), mais aussi par le spectacle ambivalent et cruel qu’elle met en scène et, par ricochet, par les questions philosophiques et esthétiques qu’elle brasse dans un langage graphique racoleur. On est au-delà du simple divertissement. Pour les uns, cette fiction sud-coréenne est une sorte de gadget pop inoffensif, à lire au troisième ou quatrième degré, pour les autres, c’est au contraire un symptôme inquiétant du cynisme ambiant et de la marchandisation des émotions qu’elle met en scène sous couvert de les dénoncer.
Ce statut ambigu, entre fascination et répulsion, justifie qu’on revienne sur les raisons de ce succès populaire et ce qu’il révèle de l’industrie culturelle mainstream. Première question à se poser: quel sont les ingrédients de Squid Game (lire aussi notre critique)? Au microscope, on verrait grouiller des dizaines de références pop. Chaque plan est en effet le décalque d’une scène ancrée dans l’imaginaire collectif mondial. Le dédale d’escaliers rappelle l’usine labyrinthique de Willy Wonka ou les décors sucrés des films de Wes Anderson, les scènes gore reprennent les codes des slashers, l’univers carcéral et la détention arbitraire font penser à Oldboy, la dynamique de la progression par paliers à un jeu vidéo. L’île où est implantée le complexe renvoie à la mythologie de James Bond, certaines chorégraphies réveillent les souvenirs en apesanteur de Matrix, d’ailleurs nommément cité. Parfois plusieurs couches se superposent autour d’un même pion, comme les tenues des geôliers qui mêlent les figures géométriques des armoiries de la Playstation aux salopettes rouges des braqueurs de La Casa de papel. Sans même parler de la B.O., largement irriguée par Le Beau Danube Bleu de Johann Strauss, soit le même morceau qui faisait léviter 2001: l’Odyssée de l’espace.
La su0026#xE9;rie Netflix Squid Game s’impose du0026#xE9;ju0026#xE0; comme un nouveau jalon de la pop culture. Et accessoirement comme un nouveau point Godwin.
À ce propos, il est intéressant de noter que ce procédé qui consiste à créer une distorsion entre des plages musicales douces et des images violentes, on le retrouve dans d’autres friandises pop cultes, en particulier Orange mécanique. L’usage du contraste brutal et dissonant est d’ailleurs récurrent dans la série, et agit comme un effet stroboscopique sur la morale: innocence des jeux d’enfants vs cruauté de l’issue pour les perdants, intention louable d’offrir une nouvelle chance à ces losers vs sadisme des commanditaires de ce Koh-Lanta sans foi mais pas sans loi, etc.
Même si sur le degré de perversion aussi il faut nuancer la nouveauté: le cinéma n’a pas attendu la Corée du Sud pour dénoncer le cynisme et la violence gratuite de la société du spectacle. La matrice de la série pourrait ainsi être un film de 1983: Le Prix du danger d’Yves Boisset, avec Michel Piccoli en maître de cérémonie diabolique d’un jeu télévisé exposant ses participants à la mort. Tout était déjà là: l’appât du gain, le voyeurisme, la perversion…
Alors, pourquoi un tel embrasement? Le problème se situe peut-être du côté des spectateurs. Avant Netflix, avant Internet surtout, la violence dans la fiction était réservée à un public averti, et plutôt l’apanage du cinéma de genre, alors qu’aujourd’hui elle débarque en masse dans le salon familial ou dans la chambre des ados. La permissivité profite de la révolution numérique pour briser les tabous sur le regard, cette porte vers la conscience. Un petit sondage dans l’entourage de mon fils de quatorze ans confirme ce qui se dit dans les journaux: ils ont tous vu Squid Game, pourtant étiqueté 16+. Par facilité ou par naïveté, on surévalue la maturité des jeunes. Mais si on veut qu’ils deviennent demain des adultes responsables et équilibrés, il ne faut pas leur demander de grandir trop vite.
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